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Grand maître de l’évocation, Art Shay s’éteint, à l’âge de 96 ans

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L’écrivain et photographe américain Art Shay s’est éteint ce 28 avril à Deerfield (Illinois). L’Œil de la Photographie rend hommage à un homme qui a capturé de son objectif les plus grands événements du XXe siècle, ainsi que ses personnages les plus éminents.

« Vous êtes un vilain garçon ! » Nue, charmeuse, Simone de Beauvoir (1908-1986) s’amuse d’Art Shay, qui s’est glissé derrière elle par la porte ouverte, pour la mitrailler tandis qu’elle fait sa toilette dans la salle de bains. Au lieu de le gifler, elle lui fait une caresse, ajoutant un compliment énigmatique pour son intrusion et sa façon de faire fi de toute prudence. Nous sommes en 1952 à Chicago, où elle fait étape lors d’une tournée de lancement de son œuvre majeure, Le second sexe.

À l’époque, elle vit une aventure avec Nelson Algren (1909-1981), lauréat du National Book Award de 1950, pour son roman L’homme au bras d’or. De son côté, Nelson Algren vit de peu sur Wabansia Avenue, dans un petit appartement à dix dollars le mois – sans salle de bains. Pour permettre à Simone de Beauvoir de se rafraîchir, il demande à son vieil ami Shay de l’accompagner chez un autre ami, et c’est là que se déroule le petit incident.

Cet été-là, Shay fait de Simone de Beauvoir son sujet. En cette moitié du xxe siècle, elle fait déjà figure de penseur renommé. Philosophe existentialiste et maîtresse de Jean Paul Sartre, elle ne bronche pas tandis que Shay appuie sur le déclencheur et prend le cliché le plus convoité du siècle. Deux personnages exceptionnels se dévoilent ce jour-là : Beauvoir, la délicieuse philosophe, qui exhibe ses sensibilités modernistes et sa liberté sexuelle. Et Shay, qui se jette sur l’instant tel un prédateur félin.

Toujours jeune à quatre-vingt-seize ans, notre photojournaliste trapu, ancien rédacteur en chef du bureau de San Francisco de LIFE magazine était un opportuniste invétéré, toujours à l’affût. Pour son archiviste Erica DeGlopper, également responsable de ses biens, « son génie était en mission permanente ». Vétéran de la Seconde Guerre mondiale, il survole l’Allemagne en bombardier sur plus de cinquante missions. Digne vainqueur du prix LUCIE Award, de la fondation éponyme, il rejoint ainsi les rangs de Henri Cartier-Bresson, Robert Evans, Sebastiao Salgado, Nick Ut et Arnold Newman.

Shay est un être singulier, car il est également écrivain accompli, avec à son actif une multitude de titres publiés. Armé de son objectif et cherchant à dépeindre la condition humaine, il tend vers une éloquence à la Dostoïevski. Tandis que sous sa plume, les scènes dépeintes ont des accents de Vittorio Storaro ou Gordon Willis, réalisateurs primés aux Oscars. Cette façon qu’il a de décrire l’ironie de notre condition est la marque d’un grand auteur tout autant que d’un photographe visionnaire.

Il existe une sorte de symbiose binaire entre la grande photographie et la grande écriture, car les deux impliquent une visualisation. Et j’ai toujours apprécié cette double faculté chez certains artistes. J’ai moi-même recours à ce type de procédé : l’écriture catalyse le discernement esthétique aigu de la visualisation. The Aesthetics of Ambiguity, ma thèse de cet été, pose le principe selon lequel l’esthétique est inhérente à l’ambiguïté, dans une spécificité fondamentalement urbaine.

Ce qui m’amène à ma photographie de rue préférée chez Art Shay : Sunday Morning on Madison, également connue sous le titre de Dutch Masters. Ce cliché est stupéfiant de sens esthétique, à tel point que je n’ai pu m’empêcher de rédiger une nouvelle inspirée des personnages de la photo. Shay la trouve si convaincante qu’il se met aussitôt en rapport avec l’éditeur, pour diffuser le fait que mon histoire est une pure fiction et expliquer la sienne. Le jour de ce cliché, lui et Algren sillonnent les rues Halsted et Madison à bord de leur voiture. C’est un dimanche matin de 1949 et les deux hommes guettent l’occasion. Soudain, celle-ci se présente pour Shay, lors d’un arrêt à un un feu rouge. Il prend sa photographie par sa fenêtre, au coin de Madison Street. Pour de nombreux critiques d’art, il s’agit là de la plus grande photo de rue jamais prise. Elle fait partie de la collection permanente de The Art Institue of Chicago et d’autres musées renommés – en 2007, Art Shay m’en offre un exemplaire dédicacé !

Art Shay est un grand maître de l’évocation. Ses vingt-cinq mille négatifs forment la matrice du paysage photographique américain. Ses photos de Marlon Brando et Cassius Clay subliment ces chrysalides, celle d’un comédien en pleine maturation et celle d’une machine du combat, tous deux à l’aube de l’immortalité. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il dépeint la nation en train de se redécouvrir. Dans les années 1950, son objectif observe la révolution sexuelle. Lors de la décennie suivante, il vit la puissance des paroles du Dr King et celle du mouvement Flower Power lancé contre la guerre. Dans les années 1970, il rend compte de la lâcheté de Carter face aux Iraniens et de l’impuissance du peuple, qui patiente en files interminables aux pompes à essence. Les années 1980 voient la mort de ses vieux amis Algren et Beauvoir, ainsi que l’avènement des Conservateurs, sous l’égide de Reagan. Lors des années 1990, il voit la pellicule sombrer dans l’obsolescence à vitesse numérique. L’historien Garry Wills le souligne : Art Shay a consigné ces décennies pour la postérité.

Dans son essai An important recorder of history!, Garry Wills écrit notamment: « A une époque où la plupart des photographes sont dépendants de leur équipement et de leurs logiciels, situation perpétuelle et endémique, Art Shay s’accroche à sa simplicité effrontée et semble brandir un doigt d’honneur, trimballant partout son Leica Rangefinder, dont il tire ses chefs d’œuvre. Aucun photographe, vivant ou non, n’est jamais allé si loin, pour capturer la trouble obscurité de la vie et sa misère, sa magnificence et ses mensonges. Alors que d’autres poursuivent les mirages de la clarté et les illusions de la nature morte, Shay choisit le caniveau dostoïevskien pour dépeindre la fibre de la vie. À la recherche de contes faulknériens de survie, Nelson Algren l’accompagne de temps à autre. Je veux fêter Art Shay, mon ami et mentor, et rendre hommage à son intelligence acérée, à sa vision brillante, à son talent de fauve, sa réticence à en dire trop, et son cynisme, qui avec aisance perce à jour la banalité, comme un grand blanc repère un repas dans l’écume. »

 

 

Raju Peddada

Né en Inde, Raju Peddada est un photographe et designer provocateur, obsédé d’originalité, qui puise l’inspiration non seulement auprès de ses confrères, mais dans la nature, l’histoire et la littérature.

http://www.artshay.com/

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