Harold Feinstein ne peut se réduire à une série. Mais pour ce natif de Coney Island, cette « terre sans ombres » restera avant tout le terrain d’une pratique photographique, et surtout la parfaite illustration d’une vision de la société américaine.
Né en 1931, Harold Feinstein n’a jamais eu d’autre ambition que de devenir photographe. Sa biographie est connue. On sait qu’il rejoint la Photo League à dix-sept ans et, dans l’entourage de Sid Grossman, il saura en retenir les leçons d’empathie pour le petit peuple new-yorkais, pour les exclus de la « prospérité ». Dans cette Amérique d’après-guerre, s’il ne fait guère bon afficher ses sympathies pour cette association d’artistes résolument engagés, Harold Feinstein n’entrevoit d’autre voie possible pour sa photographie que d’être au plus près des sens et des vivants. C’est pour cela que Coney Island est plus qu’un sujet. Pendant près de soixante ans, régulièrement, le photographe revient sur le sujet, sur l’origine des choses. La combinaison parfaite d’une biographie et d’une communauté.
Coney Island, cette partie de Brooklyn, une ancienne île, pointe la plus à l’ouest de Long Island, a vu se développer à partir du début du XXe siècle des activités liées à un front de mer important. Pour les New-Yorkais, Coney Island offre la possibilité d’échapper aux lourdes chaleurs estivales. Et jusque dans les années 1950, la fréquentation de la plage est inséparable de la fréquentation des multiples parcs d’attractions. On y trouve la plus grande concentration de manèges des États-Unis. Plusieurs millions de visiteurs par an se ruent sur la Wonder Wheel, le Cyclone ou le Parachute Jump. Les New-Yorkais, qu’ils soient italiens, juifs, portoricains, noirs, viennent assister à la Mermaid Parade, se font lire les lignes de la main et sortent des baraques foraines réjouis et satisfaits.
Ceci n’est pas un inventaire de l’« entertainment », encore moins une galerie de portraits ou une mélancolie maîtrisée. L’ensemble des images produites dans la durée constitue la toile de fond d’un œuvre qui se caractérise par sa volonté d’écrire au jour le jour des suites de petits récits. La dimension narrative demeure l’apport fondamental d’une photographie qui évacue toute tension négative au profit d’une dimension collective, d’une expérience partagée par tout un peuple.
Les pratiques ne se différencient guère d’une classe à l’autre, d’une communauté à l’autre. La plage, la promenade Riegelmann, les attractions façonnent une manière d’être commune. Le mode d’appropriation du lieu est collectif et fédérateur. Le Coney Island d’Harold Feinstein est la trans- cription photographique de la Rhapsody in Blue, de Gershwin : « La musique doit exprimer les pensées et les aspirations des gens, ainsi que leur époque. Je suis un homme sans tradition, ma famille est américaine, mon époque, c’est aujourd’hui. J’ai la modeste prétention de contribuer à l’élaboration du grand roman musical américain. C’est tout.»
Il n’est pas de contemplation « pure » dans ces images, il s’agit avant tout d’une disposition éthique, d’une esthétique du banal. Il n’y a rien d’important dans ces suites de petits riens.
Mais ce sont ces moments, ces gestes et ces postures, ces rencontres étranges qui structurent et assurent la continuité d’une communauté. Tout cela compose, in fine, un ensemble, un grand roman musical au milieu des bouleversements de la société américaine, avec la Grande Dépression, l’exacerbation du problème racial, le maccarthysme, etc.
À l’opposé des images de Diane Arbus, ici, il n’y a nulle inquiétude, tous se retrouvent et communient autour des mêmes pratiques. Ces événements simples sont les fondements de la nation tels qu’Harold Feinstein les entrevoit, une fusion entre races, communautés et classes d’âge.
« Ce qui est remarquable et nourrissant dans le travail en noir et blanc d’Harold, c’est qu’il aborde un environnement sans concession, stressant et difficile – une ville archétypale comme New York, que beaucoup ont dépeint comme étant sombre, dangereuse, lugubre, isolée, voire inhumaine –, et qu’il y trouve constamment des instants pleins de charme, de plaisir, de tendresse humaine, de générosité, et même de spiritualité. » 1
C’est là, en 1952, mobilisé par l’armée, que le jeune Harold Feinstein se retrouve dans le corps expédition- naire américain en Corée. Refusé comme photographe officiel, il effectue son temps sous les drapeaux comme tout appelé : « J’ai été affecté dans l’infanterie. Avec du recul, ce fut une véritable aubaine, car j’ai pu emporter mon appareil photo partout et capturer la vie quotidienne d’une recrue. Je n’étais pas le photographe officiel chargé de photographier les poignées de main officielles et les cérémonies de remise de médailles.»
La photographie documente de manière originale les étapes qui accompagnent la vie de chaque appelé de la conscription militaire. « J’avais vingt et un ans en 1952 lorsque j’ai été appelé. Je venais de me marier. Je me souviens d’avoir été dans une pièce de Camp Kilmer avec des centaines d’autres jeunes hommes de mon âge, de m’être déshabillé pour passer l’examen médical, d’avoir traversé la “chaîne de montage” des vaccins, puis d’avoir été transporté à Fort Dix pour seize semaines d’entraînement de base, avant d’être expédié en Corée.»
La forme qu’Harold Feinstein expérimente dans le récit coréen consiste à faire se rejoindre le quotidien et l’art du blues. Il écrit une histoire tout en nuances de gris et en contrastes délicats. Le rythme lent, les sonorités sourdes, tout cela donne une extrême consistance à une série faite d’appropriation sensible et d’abandon du modèle au désir du photographe.
De retour aux États-Unis, Harold Feinstein s’établit au Jazz Loft, à New York, où il rencontre les musiciens Hall Overton et Dick Cary. De cette période date sa collaboration avec le label Blue Note Records. Il fait alors la connaissance, essentielle pour lui, du photographe W. Eugene Smith, avec qui il collabore sur la maquette du Pittsburgh Project. Sa carrière prend un nouveau départ quand il expose dès 1954 au Whitney Museum of American Art et à la Limelight Gallery en 1955.
C’est cette vision du monde d’une photographie engagée au profit d’une humanité rassemblée que le photo- graphe va vouloir transmettre. L’enseignement est l’autre passion d’Harold Feinstein. Sa première bourse d’enseignement, il l’obtient à vingt-neuf ans à l’Annenberg School for Communication (Philadelphie), il officie ensuite au Maryland Institute College of Art (Baltimore), puis à la Philadelphia Museum School of Art, et enfin à la School of Visual Arts de New York. Sa démarche est d’une certaine manière proche de celle de la street photography. Ses images réalisées dans le métro, dans les rues de New York saisies avec tous leurs détails, ne forment qu’une seule pensée. Les mondes narratifs se déroulent, mais l’œuvre est une. Harold Feinstein introduit une tension singulière dans l’esthétique narrative entre les accidents et les effets de miroir; l’œuvre est une totalité qui s’impose comme une pensée présente et tient par son propre style plus que par son sujet.
François Cheval
Centre de la photographie de Mougins
43 rue de l’Église
06250 Mougins
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