Le coup de foudre de Willy Ronis pour Gordes, ce village emblématique de Provence tient à une heureuse coïncidence. Raymond Grosset, directeur de l’agence Rapho que Ronis a intégré dès l’après-guerre, lui demande un jour de profiter de ses vacances dans le midi pour réaliser un reportage sur le peintre André Lhote et son école d’été à Mirmande, dans la Drôme. La séance se passe si bien qu’à la fin André Lhote lui propose de poursuivre ce travail dans son autre école d’été située à Gordes. C’est ce que s’empressera de faire Willy Ronis et c’est dans ce dernier atelier qu’il va réaliser le portrait du peintre, tenant à la main un cadre vide devant la vallée d’Apt. « Ce pourrait être plus tard, la photo de couverture pour une énième réédition de votre célèbre « Traité du paysage » ajoute-t-il. Une promenade dans ce village, en compagnie de son épouse Marie- Anne achève de les conquérir par la beauté du site et la simplicité de la vie urbaine. « Le village nous fascine et nous trouverons une ruine, l’année suivante, pour les vacances futures ».
Effectivement, à l’occasion d’un autre reportage sur le goure de Caladoire près d’Avignon en mars 1948, les Ronis retourne à Gordes. Ils achètent une vieille maison en ruines : « La Maison Vieille » rue de la Calade. Dès juillet commencent les travaux d’urgence. Ils sont nombreux : pas d’électricité, pas d’eau. Mais l’appareil est toujours prêt. La corvée d’eau est un excellent sujet comme le sont les quelques artisans au travail : charpentiers, maçons. C’est également dans cette maison que sera réalisée la célèbre photographie « Le nu provençal », où Marie-Anne se rafraîchit avec l’eau d’une cuvette. Une image devenue iconique par sa simplicité, sa tendresse et qui sera d’ailleurs choisie par Edward Steichen pour figurer dans la célèbre exposition « The Family of Man » inaugurée en 1955 à New York. « C’est une photo fétiche parue depuis lors sans discontinuer ici et partout. Le miracle existe, je l’ai rencontré. »
Autant d’images qui viennent alimenter les archives et répondre à d’éventuelles commandes. Les amis de passage, Raymond Grosset, Martinez, la famille Doisneau lui rendent visite et découvrent la région où, de 1949 à 1952, de nombreux pavillons se construisent. L’occasion pour Ronis de multiplier les photographies de paysages lumineux et d’artisans au travail qui seront souvent publiées par des revues comme « Maisons et Jardins ». Willy Ronis reviendra régulièrement à chaque vacances d’été, et parfois à l’occasion de reportages, sur cette Provence, où il excelle à jouer avec les lumières entre les ruelles étroites, les placettes ombragées, tout en captant la vie quotidienne et un art de vivre en voie de disparition.
En 1958, Willy Ronis acquiert un petit moulin à roues situé près de sa maison qui, après être destiné à accueillir les amis de passage, deviendra son habitation principale. C’est là qu’Izis, séduit par un reportage de Ronis sur Gordes publié par « Photorama » l’une des revues de décoration que compte sa clientèle, viendra et fasciné par le site, décidera sur le champ d’acheter une maison voisine où tous deux se rencontreront régulièrement. Tout comme ils rencontrent les nombreuses personnalités connues ou inconnues qui s’installent dans la région : Fougeron, Lotar, Grosset, Martinez, André Lhote ou encore Vasarely.
Ces années 50 marquent pour Ronis la découverte systématique de la région qu’il sillonne en vélo ou à moto, réalisant à l’occasion de nombreux reportages sur les paysages et les personnages qu’il photographie avec beaucoup d’empathie, dans leur activité : le labourage à l’ancienne à Bonnieux, le fauchage du blé au rouleau, les santonniers de la Crémade, le cardeur ou le facteur à L’Isle-sur-la- Sorgue. Comme il saisit avec simplicité la vie quotidienne de ces bourgades tel l’intérieur du café à Venasque, la façade de chez Francis à Saint-Saturnin-les-Apt. Un grand nombre de ces images feront d’ailleurs l’objet d’une large exposition « La Provence des montagnes » en 1969. Sans oublier ces petites scènes familiales intimes et tendres où la vie de famille se déroule avec douceur : le repos au grenier, seule pièce habitable au début, les jeux de Vincent dans le jardin ou le repas dans la cuisine séjour dans La Maison Vieille qui sera, par ailleurs, vendue en 1969.
Mais la situation économique de la majorité des photographes s’aggrave dans les années 60 où, avec l’arrivée de la télévision, la presse mute profondément. Certains titres disparaissent, d’autres modifient profondément leur politique visuelle, préférant le documentaire brut au reportage approfondi.
Par ailleurs, l’intégrité morale de Ronis l’amène, en 1951, à interrompre sa collaboration avec le magazine « Life » auquel il reproche de ne pas respecter ses propres légendes. Autant de décisions graves qui vont lui valoir de connaître rapidement des di cultés professionnelles et financières qui l’amènent, en 1972, à quitter Paris pour s’installer à Gordes. L’enseignement va devenir alors l’une des activités principales de Willy Ronis. Dès la fin de 1971, il donne des cours à l’École des Beaux-Arts et d’Architecture d’Avignon. Puis à la faculté des lettres d’Aix-en- Provence. L’enseignement de la photographie étant quasi inexistant en France à cette époque, Ronis réalise là un véritable travail de pionnier qui remporte un certain succès auprès des étudiants. Mais, dans ce petit village trop isolé, Marie- Anne s’ennuie, le couple va déménager en 1976 pour s’installer à L’Isle-sur-la- Sorgue, ville plus animée où Willy Ronis va multiplier les prises de vue et sillonner les alentours. Les vieilles roues à aube de la cité comtadine, les joueurs de boules du quartier de Villevieille, les scènes de marché, les collections de santons de l’Hôtel de Palerne sont autant de cadres dans lesquels Willy Ronis organise son petit théâtre de la rue.
S’il n’est pas, à proprement parler, un paysagiste, il arpente avec plaisir les routes de Cavaillon à Carpentras, se délectant de la topologie particulière de cette région, des Pénitents des Mées, des pentes arides du Ventoux ou des énigmatiques bories.
Les cours cessant en 1975 à Aix-en-Provence puis en 1977 à Avignon, il en reprend le principe à la faculté de Marseille en octobre 1978. Parallèlement il travaille beaucoup dans son laboratoire pour classer et tirer certains clichés. Par ailleurs, les Rencontres d’Arles voient le jour en 1970. Willy Ronis va s’y rendre et retrouver quelques rares copains, mais reste au début totalement anonyme aux yeux de la foule.
Ce n’est qu’en 1979 que son nom resurgit à l’occasion d’une commande passée par le ministère de la Culture à dix photographes, d’un reportage sur le sujet de leur choix. « Je choisis quant à moi de représenter les multiples aspects de la petite ville où j’habite à l’époque, l’Isle-sur-la-Sorgue en Vaucluse, ainsi que des sites caractéristiques du canton ». Le travail sera présenté dans le cadre de l’année du Patrimoine au Centre Pompidou à Paris. Coïncidence ou pas, le Grand Prix National des Arts et des Lettres lui est décerné la même année.
L’année suivante il est l’invité d’honneur des 11èmesRencontres de la photographie d’Arles où sa soirée est accueillie triomphalement. C’est le début d’une série d’expositions et de publications nationales et internationales qui ne cesseront plus et qui porteront sa renommée au plus haut. Une activité qui va entraîner un nouveau changement de vie.
En 1983, il se réinstalle à Paris après avoir fait donation de six grands albums composés de photographies sélectionnées par lui-même parmi lesquelles nombre des images figurant dans cette exposition. Photographies qui expriment parfaitement le plaisir qu’a été le sien de séjourner « entre Luberon et Ventoux dans une petite ville comtadine, où je suis bien, Marie-Anne à mes côtés, le soleil en pagaille, cette campagne bénie des vergers et des vignes séparés de rangées de haies de cyprès noir, que je sillonne à vélo avec l’ami Brunet (…) ».
Il n’oubliera jamais tout à fait cette Provence puisqu’à quelques mois de ses 100 ans, en dépit de son état de fatigue, il sera une nouvelle fois l’un des invités des 40èmes Rencontres de la photographie d’Arles en 2009 où l’accueil sera triomphal. Willy Ronis décédera trois mois plus tard.
Jean-Claude Gautrand
Le Luberon de Willy Ronis
Du 29 juin au 2 novembre 2019
Chapelle du Grand Couvent
Cavaillon