Quatre années durant, Gaëlle Henkens et Roger Job ont photographié la Camargue des manadiers et des gardians. Reflet de cette tradition vivante, « Soleil noir » est un ouvrage d’une beauté authentique préfacé par Patrick de Carolis.
Par Frédéric Loore
« Le voyage à cheval initie le cavalier à une nouvelle lecture du monde ». Sylvain Tesson, « Petit traité sur l’immensité du monde ».
Les grands livres exigent que l’on convoque les grands auteurs pour en parler. Précisément, « Soleil noir » n’est pas simplement à ranger parmi les beaux livres. C’est un grand livre. Pas seulement par son format qui en impose, autant d’ailleurs que les photographies qu’ils renferment, splendides instantanés d’une Camargue qui se dérobe à tous les clichés. Gaëlle Henkens et Roger Job signent un ouvrage majeur dès lors qu’on y découvre bien plus qu’un pays âpre né des étreintes tumultueuses du Rhône et de la Méditerranée, accablé de lumière et façonné par les humeurs du mistral.
« Soleil noir » nous donne à voir une terre qui vit au rythme du galop des chevaux et dont le sabot des taureaux bat la mesure du temps. Pour le peuple cavalier qui l’habite, la chevauchée entre les cornes taurines qu’ils vénèrent est davantage qu’un mode de vie : une manière d’être. Ce peuple fier, c’est celui des manadiers, des gardians et des Arlésiennes. Trop souvent, les cartes postales et les guides touristiques les cantonnent dans le rôle d’acteurs pittoresques d’un foklore passéiste, survivance d’une imagerie désuète accolée à la Camargue et que leur disputent les flamants roses.
Au fil des pages et des saisons, le couple de photojournalistes nous raconte une tout autre histoire. Certes, il y est question d’élevage et de tradition, du soleil qui brûle la plaine, des chevaux blancs commes les salins d’Aigues-Morte et des taureaux noirs comme la vierge des Saintes-Maries-de-la-Mer. Mais plus que ça, leur immersion de quatre années au pays des manades nous offre une errance curieuse et émerveillée à la suite de ces fils du vent qui vivent dans le culte permanent de leur dieu cornu, soleil noir autour duquel tout ici orbite pour faire société : l’identité, la religion, les coutumes, la langue, les communautés, le patrimoine, les métiers, les fêtes populaires…
Une pensée sauvage anime ce peuple du taureau et lui insuffle un esprit de résistance face à l’uniformisation culturelle, la modernité et le réchauffement climatique qui menacent son existence. « Notre tâche est patiente, enracinée dans les gestes transmis des anciens », écrit le manadier Jean Lafon, Minotaure dévoré par sa passion pour « cet animal mythique, parfois même mystique ». L’héritage rural de ces hommes et de ces femmes n’est pas celui d’un autre temps, c’est celui d’un autre monde. Pour y pénétrer, le témoignage photographique exceptionnel rapporté par Roger Job et Gaëlle Henkens est la meilleure des clés.
« Soleil noir », Editions du Chêne, 176 pages, 39 €.