Depuis la création de sa Section d’Art photographique en 1965, le musée Réattu n’a eu de cesse de participer en tant que musée des beaux-arts à la reconnaissance de la photographie comme un art majeur à part entière, au même rang que la peinture où la sculpture. Les points communs entre ces médiums sont le créateur, qui transcende la technique, et le statut de l’image, élevée au rang d’oeuvre d’art.
Tous les photographes présents dans les collections du musée, ou ayant bénéficié d’expositions, ont participé de cette démarche militante. Le musée a ainsi accompagné ou accueilli de nombreux artistes dont les recherches plastiques faisaient sens dans ce lieu qui fut la maison d’un peintre de la fin du XVIIIe siècle, Jacques Réattu, Grand Prix de Rome.
Une part importante de la collection est ainsi consacrée à ces artistes dits plasticiens qui utilisent le médium photographique dans des formes inusitées, exploration du mystère de l’apparition de l’image. On pense aux chimigrammes de Pierre Cordier, aux cyanotypes de Nancy Wilson-Pajic, aux électronogrammes’ d’Yves Trémorin ou encore aux scans de Katerina Jebb.
Le travail d’Annabel Aoun Blanco vient s’intercaler entre la démarche d’un photographe « classique » et celle d’un plasticien faisant apparaître des images sans appareil photo.
En effet, «l’outil» d’Annabel Aoun Blanco est l’appareil photo avec toutes ses caractéristiques techniques (objectif, mise au point, distance focale, diaphragme, temps de pose, éclairage) mises au service autant de l’apparition de l’image que de sa disparition. Mais là où la recherche de l’apparition de l’image quasi miraculeuse impliquait d’écarter l’instrument, Annabel Aoun Blanco s’en empare encore plus fort et par effet contraire s’en libère, s’affranchit de ses contraintes.
La démarche plasticienne de construction des images (photographiques ou vidéos) prend sa source dans la recherche d’un « passage » entre mémoire et oubli, apparition et disparition, vie et mort, pour laquelle elle associe dispositif, geste et matière. Cette recherche, l’amène à explorer les médiums photographiques et vidéos, à les hybrider dans une dynamique de va-et-vient, d’aller/retour, de boucle.
Les oeuvres d’Annabel Aoun Blanco, photographe/vidéaste plasticienne, trouvent ainsi leur place au musée Réattu. Autant par leur dimension plastique, que par la charge émotionnelle qu’elles provoquent, que par leur inscription dans l’histoire de l’art et cette démarche d’interrogation artistique des caractéristiques spatio-temporelles des médiums et de leurs frontières.
L’exposition permet d’appréhender la globalité de ce travail en présentant en vis-à-vis photographies et vidéos. Elle révèle toute la dimension de la recherche de l’artiste mais aussi la capacité de chaque oeuvre à exister pour elle-même, de manière indépendante mais en connexion complice avec l’histoire du musée et ses collections. Il est rare qu’une oeuvre élaborée hors cadre, s’inscrive au sein du bâtiment de cette façon naturelle voire surnaturelle. La première oeuvre que le visiteur découvre est Éloigne moi de toi dont le titre invite plus qu’il ne repousse. Souffle aspire le visiteur dans la grande salle dite des « Troncs ». I’oeuvre Toupie s’installe sur la tribune, lieu carrefour du Grand Prieuré de l’Ordre de Malte. Les séries Le Mandylion, desvoilés et desvoilés II s’incarnent dans la chapelle Saint-Jean la faisant renouer avec sa dimension spirituelle essentielle. Le Cri se mure dans la sacristie.
Première exposition institutionnelle pour une artiste qui a choisi le musée Réattu autant que le musée l’a choisie, ce projet s’inscrit dans une politique d’expositions temporaires étroitement liée à l’enrichissement des collections. Elle est un point de départ, autant qu’un point d’arrivée, un aller/retour…
Daniel Rouvier
Le Souvenir d’une certaine image…
Réflexions sur l’œuvre d’Annabel Aoun Blanco par Robert Pujade
L’œuvre d’Annabel Aoun Blanco s’inscrit malaisément dans le genre du portrait auquel, de prime abord, on est pourtant tenté de la rapporter en contemplant ses tableaux photographiques ou ses vidéos. Apparaissent des formes de visages, aussi imprécis que des empreintes ou livides ainsi que des moulages, impressionnants dans leur expression et attirants par l’énigme qu’ils recèlent, comme s’ils illustraient de façon littérale la célèbre pensée de Pascal : Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir.[1]Par là même, les modèles qui ont servi à réaliser ces portraits semblent plus imaginaires que réels, ce sont des masques (effigies) rappelant tour à tour des spectres, des momies, des fantômes en fonction du traitement subi avant les prises de vue ou parfois de vrais visages affranchis de leur personnalité, comme dans la série Avatars.
La raison d’être de tels portraits n’est pas l’affiche d’une identité, mais bien plutôt la mise en évidence du mode d’apparition des figures qu’ils révèlent, le portrait n’ayant plus d’autre fin que celle de réfléchir la portraiture dans sa complexité et dans son rapport avec la mémoire. Ce qui intéresse tout particulièrement Annabel Aoun Blanco c’est la souvenance, la façon dont l’image des portraits, fixe ou animée, rappelle cette représentation inconstante et fragile visée dans l’acte de se souvenir. Voilà pourquoi les modèles vivants n’apparaissent qu’au tout début de son œuvre, s’éclipsant pour laisser la place à des empreintes directes, à des masques, à des sujets qui sont déjà des images.
Tout le dispositif plastique mis en œuvre par l’artiste est orienté vers une phénoménologie du souvenir, la photographie ou la vidéo rapportant, selon un régime de visibilité variable, les impressions fugitives saisies lors des actes de remémoration. On peut remarquer au moins deux modalités d’apparition et de disparition de ces images fugaces.
Tout d’abord, l’émergence ou l’enfouissement. Dans la série intitulée Danse contemporaine II, des personnages sont immergés dans une mare de lait et ne laissent apparaître, sur la surface de flottaison, que leurs membres ou une partie de leur visage. Dans d’autres séries plus récentes, les masques sont camouflés par trop ou trop peu de lumière (séries photos : Caresses, Eloigne-toi de moi et Décadrés, par exemple) ou oblitérés par diverses matières : cendre, sable, poudre de charbon, voilage. Dans chaque cas, l’accès à l’image se profile dans l’instant infinitésimal où la présence du sujet est sur le point de surgir ou d’être engloutie dans la monochromie l’oubli. Ces apparitions subreptices ne sont pas sans rapport avec la représentation mythique de la mort d’Ophélie qui a hanté l’histoire de la peinture : personnage secondaire de la pièce d’Hamlet, sa disparition relatée par la reine (Acte IV, sc.7) marque, dans sa description, ce moment fatal où la princesse va cesser d’être visible. La fascination pour la limite entre la vie et la mort, l’apparition et la disparition, et la présence qui cède la place au souvenir a fourni une source abondante d’inspiration pour les peintres, ce qui fit dire à Rimbaud :
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir[2]
Toute l’attention créative d’Annabel Aoun Blanco se concentre sur ce passage métaphorique du blanc au noir, comme l’indique l’image centrale intitulée : ∞ (infini).
L’autre modalité récurrente d’apparition et de disparition de l’image-souvenir consiste en un arrêt sur image, une fixation sur un faciès presque discernable qui porte cependant les marques de sa désagrégation. L’effet produit par cette vision diffère sensiblement selon le médium utilisé.
Dans certaines photographies, la fixation focalise l’apparition d’un visage porteur des marques du temps. La séquence intitulée Zoomepropose l’enfouissement d’une même empreinte de visage, à deux moments différents, dans de la poudre de charbon : de l’une à l’autre, on note une progression de la dévastation des traits et la séquence Dezoome IIIgrossit à la loupe la surface corrodée d’une moitié de la face. L’image intitulée Dezoomeisole le cercle de la loupe centrée au milieu d’un visage ravagé, plongé dans l’obscurité pour signifier son acheminement vers la mort. L’élaboration plastique de cette fixation sur des apparences en voie de disparition interprète, à la manière d’une fascination, la notion de mnèmequ’utilisait la psychologie pour désigner la trace organique qui serait la base matérielle du souvenir.
Avec les vidéos, cette fixation dure le temps d’une infime éclipse où la disparition intervient presque aussitôt après l’apparition dans le mouvement perpétuel d’une boucle cinématographique. Dans la vidéo intitulée Sneiverqui dure dix seconde, une seconde à peine est réservée à l’apparition du visage. Dans celle intitulée Reviens, l’ombre grise du visage s’éclaircit une fraction de seconde avant que ses traits ne soient occultés par un vent de cendre. Dans d’autres encore, notamment Reviens II et III, un événement identique se produit sous l’action d’éclairages intermittents.
En fait, les deux médiums utilisés dans chaque série évoluent à la fois de façon parallèle et en sens inverse : de façon progressive, la fixation photographique s’achemine vers une cinétique figée, produite par les traces visibles des gestes de l’artiste, tandis que la vidéo tend vers la vision d’un instantané qui perdure. Cette dynamique inverse qui s’instaure graduellement compose l’aller et retour entre apparition et disparition qui est au centre de l’œuvre.
Les boucles vidéo répètent, de façon compulsionnelle, un désir sans cesse inassouvi de voir ce que, par ailleurs, l’objectif photographique parvient à fixer ; mais ce qui est ainsi fixé se présente à la vue sous les aspects du ravage et de la décomposition. L’image-souvenir dépérit dans l’irréversible du temps, comme dépérit l’image d’Eurydice sous le regard malheureux d’Orphée se retournant trop tôt en arrière, aux sortir des Enfers, pour s’assurer de la présence de son épouse. C’était trop tôt, mais subitement trop tard dans le cours unidimensionnel du temps. La belle dryade s’est transformée en un souvenir voué lui-même à la disparition, mais reviviscent dans la lyre d’Orphée qui inspire les artistes et les poètes depuis l’Antiquité.
Que des références mythiques s’imposent tout uniment dans la considération des réalisations d’Annabel Aoun Blanco montrent suffisamment la puissance émotive qui parcourt l’ensemble de l’œuvre. Tout d’abord, par son implication personnelle dans les titres qu’elle choisit pour chacune de ses images et qui résonnent comme des ordres qu’elle lancerait à un disparu (ReviensI-XXVI, Eloigne moi de toi, Détends-toi) ou des ordres adressés peut-être à elle-même (Zoome, Dézoome…). Par la compréhension, ensuite, du lien qui unit les sujets de sa pratique artistique avec la nature des médiums qu’elle utilise : la redéfinition esthétique de l’empreinte et de la trace, le grain photographique qui s’associe parfaitement aux aspérités de l’image-souvenir et les séquences vidéo qui s’essayent obstinément à l’escalade à rebours du temps. Enfin, par la douce mélancolie dégagée au fil des images par cet appel au revenir du temps qui semble développer le final de Du Côté de chez Swann : Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant.
Ces quelques réflexions n’ouvrent que partiellement le champ d’une œuvre admirable et ambitieuse, nourrie par les efforts de la mémoire volontaire et les secousses de la mémoire involontaire, construite comme un roman en quête de son achèvement, l’œuvre d’une vie.
Robert Pujade
1erjour du printemps 2018.
[1]Pascal, Pensée 678, Ed Brunschvicg.
[2]Arthur Rimbaud, La Mort d’Ophélie.
Le passage par Annabel Aoun Blanco
Je pars du postulat qu’il existerait un passage, un interstice entre deux points A (la vie) et B (la mort). Je cherche à le rendre visible à partir d’empreintes du réel, en utilisant les médiums photographique et vidéo, à montrer que le lien existant entre ces deux points essentiels fonctionne selon une dynamique d’aller-retour, avec une lecture dans un sens ou dans l’autre, en boucle.
Un passage est défini par les notions de Temps et d’Espace. Pour en rendre compte visuellement, celui-ci étant « impalpable », il faut lui attribuer un temps et un espace les plus complets possible, ce qui m’amène à mêler photographie et vidéo, définissant ainsi des médiums spécifiques : la Photo/Vidéo et la Vidéo/Photo.
En Photo/Vidéo, je vais ajouteraux notions de Temps et d’Espace de la photographie («instantané», «fixe» et «figé») les notions de «vitesse», «distance» et «métamorphose» propres à la vidéo.
En Vidéo/Photo, je vais ajouter aux notions de Temps et d’Espace de la vidéo («vitesse», «distance» et «métamorphose») les notions «d’instantané», de «fixe» et de «figé» de la photographie.
Cette démarche s’appuie sur l’analyse platonicienne du temps : « Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile ». Cette définition parle à la fois du Temps qui passe, lequel nous amène inéluctablement vers notre fin, et du Temps qui s’étire et nous dépasse bien au-delà du vivant. Ces deux notions sont respectivement liées aux rapports que la vidéo et la photographie entretiennent avec le Temps et l’Espace. Je décompose la phrase : «…de l’éternité immobile» se rattache à la photographie et: «Le temps est l’image mobile…» à la vidéo. Cette phrase illustre la double dynamique recherchée pour rendre visuellement compte d’un passage.
Je vais chercher à révéler l’existence de ce passage entre vie et mort par l’étude des états et métamorphoses de visages et de corps. Je créer des dispositifs alliant figure humaine, matière et gestes pour garantir une dynamique d’aller-retour entre A (l’apparition, la vie) et B (la disparition, la mort) et combiner les caractéristiques spatio-temporelles des deux médiums.
Le dispositif de base
L’apparition et la disparition de la figure humaine s’expriment dans les contraintes d’une matière animée par un geste. La figure s’inscrit dans la matière, elle sert de support à sa représentation. Le dispositif allie matière, geste et figure humaine au service d’un processus de révélation et d’apparition, dans lequel la lumière joue un rôle fondamental. La matière, le geste et la lumière, à la fois cachent et révèlent. Ils permettent un aller-retour entre Apparition et Disparition cyclique qui contribue à une lecture de ce passage en boucle.
Lemodèle/sujet n’est jamais un personnage fictif. Ce sont des empreintes négatives ou positives de modèles vivants. Les empreintes négatives sur les matières, que se soit en photographie ou en vidéo, sont obtenues à partir d’un même masque soumis à différentes variantes du dispositif de base.
Ce visage n’a ni âge, ni sexe, il est impersonnel, non identifiable. Par ailleurs, l’usage répété de cette matrice neutre accentue, d’une proposition à l’autre, précisément l’ampleur et la variété des représentations. Ces multiplicités témoignent des particularités de ce visage, mais en même temps elles finissent par le rendre anonyme et inqualifiable n’ayant de fait aucune stabilité ni caractère définitif. Empreintes positives et négatives de différents visages ou empreintes négatives sur la matière d’un même visage, le dispositif permet l’apparition de figures qui révèlent de façon simultanée leur essence et leurs particularités.
Ces visages de «quiconque» «personne» «anonyme», désignent celui de l’Être Humain privilégiant l’acte de représenter à la représentation elle-même.
Les matières choisies: eau, lait, plâtre, sable, cendres, charbon, entretiennent par ailleurs un lien avec le Temps, le Passage, la Vie, la Mort.
Les gestes sont choisis pour assurer le mélange des caractéristiques spatio-temporelles de la photographie et de la vidéo. Ils impliquent un choix de matière qui prend en compte leurs textures, leurs couleurs et leurs symboliques afin de garantir les dynamiques Photo/Vidéo et Vidéo/Photo et les différentes dynamiques d’Aller/Retour entre apparition et disparition relatives à leurs évolutions.
Photo/Vidéo et Vidéo/Photo, le passage
L’ensemble du travail photographique et vidéo est décomposé en cycles. Trois cycles en photographie et deux cycles en vidéo. Chaque cycle permet d’ajouter progressivement les caractéristiques spatio-temporelles d’un médium à l’autre.
En photographie comme en vidéo, les dernières images du dernier cycle renvoient aux premières images venant créer la dynamique de va et vient, d’aller-retour (une boucle) qui regroupe l’ensemble des images du médium. Ma volonté étant que la totalité du projet (photographies et vidéos) constitue l’interstice, on retrouve les mêmes représentations, matières et gestes d’un médium à l’autre. Les mêmes combinaisons permettent de retrouver des univers similaires en photographie et en vidéo.A l’issue des trois cycles :
En Photo/Vidéo, le médium photographique montre des images et séries d’images avec différents états en métamorphose (une succesion de temps: vitesse) dans un espace (défini et limité: distance), lesquelles rendent compte visuellement d’un passage.
En Vidéo/Photo, une seule et même représentation change instantanément dans un seul espace. On trouve un équilibre entre apparition et disparition, figé et mouvement: ils sont simultanés. Le médium vidéo montre des images avec différentes métamorphoses qui changent rapidement à la recherche d’une unique représentation (état) dans l’immédiat (instantané et figé), dans un seul espace fixe, lesquelles rendent compte visuellement d’un passage.
L’hybidation PHOTO/VIDEO a permis de rendre visible le passage grâce à une dynamique d’Aller/Retour en boucle entre Apparition et Disparition.
L’hybidation VIDEO/PHOTO a permis de rendre visible le passage grâce à une dynamique d’Aller/Retour en boucle entre Disparition et Apparition.
Ces deux dynamiques créent une continuité d’un médium à l’autre. Ainsi, les premières images du premier projet vidéo sont en continuité avec les dernières images du dernier projet photographique étudié avant. En effet, la vidéo SNIEVER fait disparaître l’empreinte d’un visage sur le charbon, qui dans le diptyque sans titres’y inscrit de façon spécifiquement figurative.
Les dynamiques des deux médiums sont reliées par un fil conducteur qui les reproupe en une seule et même dynamique d’aller-retour en boucle, entre Apparition et Disparition. Le passage d’un point à l’autre existe donc dans la somme de toutes les œuvres (photographies et vidéos). L’existence de l’interstice entre la vie et la mort, qui relie photographies et vidéos, a bien une lecture en boucle dans un sens ou dans l’autre.
L’ajout progressif des caractéristiques spatio-temporelles d’un médium à l’autre a élargi l’interstice d’une image ou d’une vidéo, à celui d’une série, à celui de l’ensemble des images d’un médium, à celui de la totalité des œuvres des deux médiums.
La mémoire et l’oubli
Étudier le passage entre la vie et la mort par le biais d’un va-et-vient entre apparition et disparition de la figure humaine à partir d’images empreintes du réel (photographie et vidéo) implique un questionnement sur la nature profonde de l’être et de sa représentation.
Un va-et-vient entre apparition et disparition équivaut donc métaphoriquement à un va-et- vient entre la mémoire et l’oubli.
Ce passage de l’apparition à la disparition, très rapide, témoigne de la fragilité de l’apparition et d’un va-et-vient tout aussi rapide entre la mémoire et l’oubli qui expliquerait la répétition de la représentation de tous ces visages au fur et à mesure des séries, des images photographiques et des vidéos, pour arriver à déceler ce bref passage de l’un à l’autre. Cette répétition témoigne d’une insistance à vouloir représenter la figure humaine. Elle démontre que le geste, l’acte de représenter, est plus important que la représentation à proprement dite. Le but est de rendre visible un passage, un interstice. Tout le travail porte donc plus sur l’acte de se souvenir ou d’oublier et le va-et-vient qui lui correspond, que dans la recherche d’une représentation définitive d’une figure. L’usage du médium vidéo permet d’observer toutes les étapes de ce va-et-vient, tandis que l’usage de la photographie permet d’en figer des parties.
En vidéo, l’acte de se souvenir et d’oublier, le va-et-vient entre la mémoire et l’oubli est renforcé par sa dynamique à rebours, tandis qu’en photographie elle l’est par l’accumulation de deux empreintes : celle qui sert de sujet à l’image et l’empreinte photographique qui sert de support à cette image.
La dynamique d’aller-retour, entre apparition et disparition, donne à voir des images qui portent présence et absence, plaisir et déplaisir. Elles essaient de donner forme, d’incarner, le souvenir. Elles permettent d’observer suivant quelles étapes le souvenir se construit ou se délite pour explorer les mystérieux processus de la mémoire et de l’oubli.
Révéler l’âme
Si un aller-retour entre apparition et disparition de la figure essaie de rendre visible un interstice entre la vie et la mort, le dispositif doit être au service d’un processus de révélation de la figure, mais aussi de son âme.
Certains éléments du dispositif (la matière et le geste) soumettent le modèle à une contrainte quasi-claustrophobique qui le prive de la possibilité de se projeter, de façon consciente ou inconsciente, tel qu’il souhaiterait apparaître. Les contraintes du dispositif empêchent ainsi la photographe et les modèles de s’appuyer sur le rapport classique de valorisation réciproque auquel ils se prêtent généralement. Le modèle n’est plus en représentation devant l’objectif. La situation de se trouver en représentation implique l’expression d’apparences qui voilent ou se substituent à la réalité intrinsèque de l’être
Révéler l’âme sous entend révéler son intimité (tant d’un point de vue physique que mental), ce que les corps et visages cachent et néanmoins portent en eux.
Favorisant l’absence ou la présence de certains éléments de la représentation humaine, je cherche à mettre en avant ce que l’être et sa représentation ont à la fois d’essentiel et de particulier. «Moi, membre vivant d’une famille qui s’inscrit dans le temps présent, sait que la figure représentée sur ce tableau a existé et relève de la même ascendance que moi. Si je peux me relier à cette personne, cet ancêtre, c’est précisément parce que toute aspérité anecdotique et temporelle a été gommée de sa représentation». Après s’être approché des séries Le Mandylion et desvoilés on s’aperçoit en fait que chacune des figures est un être distinct.
Poser la question «qu’est-ce qui nous relie ?» amène à une recherche de l’essentiel, de l’universel, de ce qui caractérise l’humain. Aborder la question «qu’est-ce qui nous différencie ?» conduit à une étude du particulier, de l’intimité, de ce qui distingue l’individu.
C’est dans l’étude du particulier que se révèle l’intime, et dans l’étude de l’essentiel que se révèle l’universel. Révéler l’âme établi un lien entre l’essentiel et le particulier. C’est dans l’intimité de l’être que se révèle son essence ce qui permet d’étudier l’Humain à partir d’un ensemble d’individus.
La vie et la mort
La vie et la mort définissent l’existence. Inévitablement, l’être humain porte en lui ces deux notions essentielles. Les dispositifs entraînent le sujet, à son corps défendant, dans un «ailleurs», un entre-deux mondes où cohabiteraient la vie et la mort, le charnel et le fantomatique. Ils révèlent des visages qui n’appartiennent ni tout à fait aux abysses de l’au-delà, ni tout à fait à l’espace tangible du monde des vivants. Est-il possible que les visages portent enfouis la plupart des caractéristiques de l’au-delà, comme les traces prémonitoires d’un événement inéluctable?
«Si des caractéristiques de la vie et de la mort peuvent s’exprimer en simultané, si nous portons en nous la mort, cela sous-entend peut être que le présent, passé et le futur sont liés et existent en simultané.
Un temps s’inscrit dans un espace.
Un espace est un ensemble de lignes. Avec un langage et des concepts communs nous créons des ensembles avec ces lignes pour structurer un espace. Nous partageons la même lecture de ces mêmes ensembles, le même langage visuel, donc la même réalité. Nous sommes incapables d’en créer d’autres. Existerait-il d’autres présences, comme les morts par exemple, qui créeraient et percevraient d’autres ensembles à partir de ces mêmes lignes, dans ce même espace ? Ils ne pourraient créer et percevoir nos ensembles de la même façon que nous ne pouvons ni créer, ni voir les leurs.
Il existerait ainsi plusieurs perceptions, réalités issues d’un même espace mais incapables d’être révélées en simultané, parce que nous n’utilisons qu’une infime partie de notre cerveau, ou parce que n’y croyant pas, notre esprit s’interdirait inconsciemment l’accés à ce niveau de perception. Essayer de définir et de rendre compte de l’interstice entre la vie et la mort revient à essayer d’établir un pont, une connexion, une communication, entre notre réalité et celle perçue par d’autres.»
La série Le Mandylion est significative de ce pont de communication. Les visages ont été imprimés dans un moulage dont j’ai photographié l’envers, le négatif. Le recouvrement des traits par la matière, d’abord liquide, ensuite solide, a créé un champ clos dans lequel le modèle emprisonné ne voyait pas, n’entendait plus rien, ne pouvait ni respirer ni parler. C’est dans ces conditions, figé dans un espace intérieur, que le visage a imprégné la matière, tel un voile. Ce voile fait référence au phénomène de vénération du Mandylion chrétien, une étoffe sur laquelle le visage du Christ se serait imprimée. Jugé techniquement frauduleux par les uns, théologiquement dangereux par les autres, le sens profond de cette icône est avant tout d’offrir la possibilité aux croyants d’accéder à Dieu, à l’irreprésentable, et ainsi par le biais d’une représentation visuelle de permettre la circulation d’un monde à l’autre.
L’existence de cet interstice pose la question du rapport que l’on entretient avec la mort. Elle n’est plus seulement une fin, mais aussi un commencement.
Une transcendance possible du rapport que l’on entretient avec la mort amènerait en parallèle une lecture et une compréhension différente du sacré de celle que nous avons actuellement.
Annabel Aoun Blanco