Quand la photographe chilienne Paz Errázuriz commence sa carrière dans les années 1970, dans son pays c’est le début de la dictature, qui durera une vingtaine d’années. « On n’avait quasiment pas de matériel et c’était très difficile de trouver des pellicules – c’était souvent des correspondants étrangers venus couvrir les manifestations qui nous en donnaient. En plus de cela, la police confisquait les appareils et maltraitait les photographes. »
Ce contexte tendu n’empêche pas quelques autodidactes d’utiliser l’image pour témoigner et dénoncer. « Je travaillais à l’époque avec un groupe de photojournalistes d’ici, qui documentaient la situation dans les rues de Santiago. C’était une forme de résistance politique, ce qui est parfois le rôle de la photographie », commente-t-elle. Pour se protéger, ils fondent à cette époque l’AFI (NDLR : Association des photographes indépendants) alors que la profession était jusque-là très solitaire. « Ce groupe nous donnait un statut légal et la police militaire devait donc faire plus attention quand ils nous arrêtaient. Le fait d’être plusieurs rendait aussi plus facile la diffusion des images. »
C’est ensemble qu’ils rencontrent la photographe de Magnum, Susan Meiselas, venue couvrir en 1988 les résultats du référendum qui mettait en jeu la prolongation au pouvoir du général Pinochet. La victoire du « non » débouche sur une transition démocratique, et la documentation visuelle du groupe donne lieu à un livre mythique. Revenue un an plus tard à Santiago, Meiselas travaille avec eux à l’édition de Chile from Within, publié en 1990 aux États-Unis par WW Norton & Company et republié en version digitale en 2013. « Nous étions 12 photographes et Susan nous a appris à faire un livre, à travailler ensemble, comme un groupe. C’était une expérience incroyable », raconte Errázuriz.
Pour contourner les contraintes de la dictature, elle adopte le noir et blanc, qui lui permet de contrôler ses images jusqu’à leur développement. « Ce n’était pas toujours sûr de confier ses images à un laboratoire », explique-t-elle. « Surtout que je risquais de mettre en danger mes sujets. » La photographe travaillait en effet à l’époque sur un sujet extrêmement subversif pour les autorités militaires : les travestis.
Cette série, intitulé La Pomme d’Adam, rend compte de l’intimité qu’Errázuriz atteint avec ses sujets. Loin d’opter pour la distance attendue de la part d’une communauté largement condamnée, ils s’habillent et se déshabillent devant elle sans pudeur, exhibant leurs collants résille, robes et décolletés sur fond de murs décrépis sans jamais jouer la comédie. « La vie quotidienne continue même au milieu d’une dictature brutale. On s’habitue à vivre en temps de risque », commente-t-elle. La série comprend également l’un des rares portraits couleur d’Errázuriz, daté de 1983 – Evelyn y fixe l’objectif, lèvres et paupières noircies de fard. Seuls ses pommettes rehaussées et son regard se démarquent de la quasi monochromie de ses joues et de la tapisserie. « J’ai été obligée de photographier en couleur car il n’y avait plus de pellicules noir et blanc », explique-t-elle.
Que ce soit avec ce groupe de travestis ou avec les autres minorités qu’elle a documentées, Errázuriz partage temporairement la vie de ses sujets, revenant quelques semaines plus tard pour leur montrer ses photos, et leur offrir. « Ce qui m’importe avant tout, c’est que les personnes que je photographie connaissent mon intention et me fassent confiance car ce sont des groupes marginaux qui, souvent, ne veulent pas voir une personne extérieure au milieu de leur chemin. »
Et de fait, les couples de patients d’une institution psychiatrique, qu’elle photographiera des années plus tard dans une série intitulée El Infarto del Alma (L’Infarctus de l’Ame, voient dans son regard une approbation inespérée. « Quand je leur offrais la photo, il la recevait comme un certificat de mariage car il ne leur est pas permis de se marier à l’hôpital », se souvient-elle. Leurs postures sont maladroites mais leur expressivité déroutante, déployant le champ des émotions amoureuses sans se soucier des normes.
Avec la rigueur d’une anthropologue, Errázuriz se concentre sur plusieurs groupes sociaux distinct à la fois – les patients d’un hôpital psychiatrique, les boxeurs, le cirque, les femmes, les danseurs, les indigènes de l’extrême Sud du pays. « Je regarde une partie de la société a laquelle personne ne prête attention. On parle de minorités alors qu’ils représentent en réalité la majorité. C’est la meilleure éducation qui soit, d’apprendre à connaitre tous ces groupes », explique-t-elle.
Et de groupe en groupe, adoptant la typologie comme langage visuel, Errázuriz a fini par dresser un portrait hétéroclite du paysage humain chilien, malgré le manque de reconnaissance et de soutien financier. « Heureusement, j’ai eu la chance de recevoir une bourse Guggenheim, la première offerte à un photographe en Amérique latine, en 1986. Cela m’a aidé pour survivre et poursuivre mes projets à un moment difficile ou il y avait beaucoup de chômage. »
Laurence Cornet
Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et commissaire d’exposition indépendante. Elle partage sa vie entre New York et Paris.
Paz Errázuriz, Une poétique de l’humain
Festival des Rencontres de la Photographie d’Arles 2017
Du 3 juillet au 24 septembre 2017
Arles, France