Hiroshi Sugimoto ne voit le monde qu’en grand format. Au loin, derrière l’immense baie vitrée de son studio, les nouveaux immeubles en verre, symboles d’un New York dénaturé et ultramoderne, s’emboitent comme des Legos. D’un tiroir, le photographe japonais ressuscite exactement la même vue, une image panorama composée de trois négatifs scotchés qui nous rappelle l’architecture de la cité il y a dix ans. Du temps où les réservoirs d’eau en bois étaient encore les structures les plus pittoresques à peupler le centre du monde. Il y a un brin de nostalgie dans son regard, lui l’amoureux inconditionnel de la nature et des traditions perdues.
Voilà près de quinze ans que Sugimoto, connu pour ses incessantes réflexions sur le temps, l’espace et la conscience de l’Homme, a installé presque par obligation un de ses quartiers généraux à Chelsea. Comme son patronyme le suggère, il est pourtant né en 1948 à l’autre bout de la mappemonde. Aîné d’une famille de pharmaciens tokyoïtes, il découvre la photographie comme beaucoup d’autodidactes, en chipant son premier appareil à son père acheteur effréné de technologie moderne, « parce que de toute façon il était trop avancé pour lui ». Le petit Hiroshi a douze ans, il aime les choses manuelles ; à treize il a déjà sa propre chambre noire, et cette passion naissante se mêle à celle qu’il voue aux trains. Aux grands, les vrais, ceux dont il observe religieusement les vas et viens, mais aussi les modèles réduits avec lesquels il joue depuis son enfance, conçus dans son pays par le manufacturier Yama. Ils sont ses premiers sujets et « pourraient toujours être ses prochains ».
Au Japon, Hiroshi Sugimoto suit un peu plus tard des études sur l’économie marxiste et se lie aux mouvements culturels révolutionnaires de 1968, « sans l’âme d’un leader, plus celle du disciple ». C’est à Los Angeles qu’il observe pour la première fois une forme d’art, puis à New York, en pleine effervescence minimaliste et conceptuelle, qu’il commence à l’apprécier en visitant les expositions de l’époque. S’en suivent de nouvelles études dans les deux villes américaines qui vont former son esprit et le confronter à ses désirs artistiques. « Depuis Los Angeles, se rappelle-t-il, j’étais entrainé comme photographe mais j’avais d’autres ambitions. Je voyais surtout la photographie commerciale ou la mode comme un moyen de gagner ma vie. A l’époque, je ne pensais pas qu’un avenir était possible dans l’art. Quand je suis venu à New York dans les années 70, certaines œuvres m’ont tout de suite fasciné. Ce fut une sorte de déclic, je me suis dit que c’était possible, même si cette tendance était assez nouvelle. »
Rapidement, il se tourne vers ce qu’il y a de plus abstrait, le conceptualisme et ses différentes formes, du minimalisme au surréalisme. Pour « les possibilités de transposer sa pensée ou sa philosophie en pièces d’art visuel ». Ce n’est pas tellement la complexité, cette idée reçue associée à l’art contemporain, qui l’attire. D’avantage la permission de représenter l’imaginaire ou de matérialiser ses rêves. Ce même pouvoir qui a permis, dans l’une des plus étonnantes séries de photographies signée du fabuleux Duane Michals, de mettre en scène l’âme humaine. « Dès ces découvertes, dit Hiroshi Sugimoto, j’avais en quelque sorte déjà abandonné l’idée d’être photographe. Je voulais être un penseur, un artiste contemporain. Bien sûr, la photographie reste mon medium. Mais entre enregistrer la réalité et la pensée, il y a à mon sens quelques différences. » Quant à parler en profondeur de son goût pour le surréalisme, il esquive et évoque avec humour un souvenir. Un vieux des années 60, du temps du Flower Movement en Californie, au sein duquel fleurissaient les idées révolutionnaires mais aussi toutes sortes de drogues. « Ca c’était vraiment surréaliste ! J’ai beaucoup étudié ces drogues, je les ai goutées une par une pour écrire un rapport. Pour explorer le pouvoir de chacun de ces petits objets sur mon esprit. »
Conceptions
Les séries majeures d’Hiroshi Sugimoto s’appellent Seascapes, paysages marins qu’il commence à photographier au début des années 80, et qui représentent, selon lui, le paysage tel que l’ont aperçu Adam et Eve. Ou bien Architecture, suite de photos volontairement floues, révélée en 1997, et censées être «la vision idéalisée du bâtiment dans la tête de l’architecte». Il y a encore Joe, une série concentrée sur une sculpture de Richard Serra, qui en images se traduit par des spirales de formes, ombres et morceaux de lumière, et quelques portraits de personnalités comme Fidel Castro ou Yasser Arafat. Et dans son bureau new-yorkais, un énième tirage grand format trône au dessus de ses archives, l’un de cette série baptisée Dioramas. Des animaux dans un paysage qui, sur l’image, surprennent par leur réalité et qui sont en fait des empaillés du musée d’histoire naturelle de New York. « J’aime donner une âme spirituelle à ces animaux décédés. C’est un acte divin, rétorque en souriant le nippon. Je suis un rêveur depuis mon enfance. »
Rêveur mais amoureux du classicisme, Hiroshi Sugimoto a un maitre : Marcel Duchamp. Du peintre français, il aime les concepts, notamment celui que « la réalité existe quelque part entre le sérieux et l’humour ». Son esprit entortillé aussi, l’absence de réponses concrètes évidemment. « Il a eu une mauvaise influence sur moi, illustre au second degré le photographe. J’essaye d’imiter son style de questionnement des choses et de soi. »
Pour ces 44e Rencontres d’Arles toutes en noir et blanc, la présence d’Hiroshi Sugimoto en tête d’affiche paraît presque inévitable tant le photographe voue depuis le début de sa carrière un culte à l’image monochrome. Aussi, François Hébel nous a menti. Au beau milieu des expositions s’est glissée un mur multicolore. Couleurs de l’ombre intrigue plus par son processus de création que par les images qui en résultent. C’est une série de Polaroids, et comme son nom l’indique, en couleur ; des rouges, jaunes, verts et bleus éclatants qui s’impriment sur ces carrés de soie. Des clichés pris par Hiroshi Sugimoto dans son atelier de Tokyo au petit matin, la lumière se réfléchissant sur un prisme de cristal avant de toucher le mur et ainsi créer des bandes et compositions abstraites presque évocatrices de l’œuvre de Rothko.
Chez Sugimoto, les procédés sont ancestraux, le matériel vieux de près d’un siècle, mais les idées peuvent être des innovations. Dans Révolution, sa deuxième récente série présentée à l’espace Van Gogh, il n’est pas question d’engagement politique mais du chemin de la Lune autour de la Terre. Sur ces images, nous observons des paysages nocturnes, pris à l’horizontale mais, après rotation à 90 degrés dans le sens des aiguilles d’une montre, exposées à la verticale. Par la lente exposition, la Lune y devient une trace, ou par l’instantané un point lointain, parfois on peut l’imaginer en poignée d’une porte imaginaire. « Je n’ai rien à faire la nuit, explique Hiroshi Sugimoto, alors je me promène et pose mon appareil grand format. De façon visuelle, je veux me porter vers le haut. Je peux aussi voir cette série comme une frise chronologique de l’art. Le fait d’avoir la possibilité de regarder ces photos à la verticale ou à l’horizontale est quand même assez drôle. Achetez donc un tirage et vous pourrez en jouir de deux façons ! »
Tendresses
Toujours naturelle, souvent filtrée par le verre, la lumière est omniprésente dans l’œuvre de Sugimoto. Elle anime les surfaces ou fait vivre les objets. En ce sens, elle est un enseignement du quotidien, quelle que soit l’heure à laquelle elle est utilisée. Le photographe japonais a pourtant un autre grand amour, celui de la collection d’objets, d’art ou non. Il les appelle « son matériel éducatif ». Lors de cette rencontre, il exhume un catalogue de ses divers acquisitions, souvent réalisées lors de ventes aux enchères. Y figurent un nombre incalculable d’artéfacts et d’œuvres des plus grands : il y a des croquis d’anatomie française qu’il apprécie particulièrement car « au contraire des anglo-saxonnes, elles laissent souvent apparaître le visage d’une jolie femme, même ouverte de tous les côtés » ; des couvertures du magazine américain Time consacrés à des figures asiatiques ; un portrait de Duchamp pris en 1920 par Man Ray ; des masques de théâtre NO datant du XIXe siècle, des objets et consommables du premier voyage sur la lune, un sac à excréments et des préservatifs pour astronautes ; la première photographie de la face cachée de la lune prise d’un appareil spatial russe ; un portrait de Karl Marx « où il ressemble à un sans abri », un autre de Bismarck. Autant d’images et d’objets différents qui illustrent son goût pour l’éclectisme et son absence de réelle politique d’acquisition.
En grand romantique, son autre indéniable passion est la nature. D’un point de vue photographique, si chaque photographe peut y voir des lignes droites, Hiroshi Sugimoto est catégorique : « elles n’existent que dans notre esprit, la mathématique est un concept humain ». De l’environnement terrien, il « apprend donc beaucoup », mais y trouve surtout d’ultimes interrogations. « La façon dont notre civilisation et l’esprit humain évoluent et divergent par rapport à celui des animaux est probablement la plus grande question qui habite mon existence. » Impossible alors, de ne pas le livrer à New York, cité de briques par excellence, « tellement artificielle », où il dit se sentir comme un robot, se souvenant pourtant « qu’il y a trois cent ans s’y dressait une île plate et déserte ». Quand, submergé par l’activité de la ville, il cherche le calme, Hiroshi Sugimoto écoute de la musique classique italienne, des opéras d’Haendel, et se met à chanter, comme le rappelle le pupitre attenant à son bureau. Dans ces moments là, la photographie est pour autant jamais très loin. Elle plane au dessus de sa tête, par ses œuvres accrochées mais surtout par le monde visuel qui l’entoure et qu’il entrevoit à nouveau à travers la fenêtre. Celle là est digitale, devenue objet de communication de masse ou de publicité ubiquiste, un nouveau medium qui le chagrine presque. « Aujourd’hui, la photographie perd de plus en plus en crédibilité. Cela me rend triste. Mais elle se découvre aussi des imaginations. Le photographe est une sorte de peintre moderne. Il peut photographier ce qu’il espère du monde. Avant, chaque photographe était un Weegee, aujourd’hui il est un Picasso. »
Jonas Cuénin
Hiroshi Sugimoto, Revolution
Espace Van Gogh, Arles
Du lundi 1er juillet au dimanche 22 septembre 2013
10h – 19h30
8 € (le billet inclut une entrée à l’exposition « Couleurs de l’ombre » d’Hiroshi Sugimoto à l’Église Saint-Blaise)
Hiroshi Sugimoto, Colors of Shadow
Église Saint-Blaise, Arles
Du lundi 1er juillet au dimanche 22 septembre 2013
10h – 19h30
8 € (le billet inclut une entrée à l’exposition « Revolution » d’Hiroshi Sugimoto à l’Espace Van Gogh Sud – 1er étage)