En 2012, Wilfrid Estève avait écrit ce texte sur Alain Desvergnes, le directeur de l’ENSP.
“Imaginez si nous avions pu avoir une réunion entre Rousseau et Voltaire et en faire un colloque ? Nous aurions eu ces deux bonhommes qui nous auraient raconté leur vie et leur histoire. Nous avons la chance aujourd’hui d’avoir les plus grands photographes du monde. Même si certains sont en train de disparaître, ils sont tous venus à Arles.” répliqua Alain Desvergnes en 1980 sur TF1 à un Bernard Golay incrédule sur l’intérêt du festival pour le grand public ; et de renchérir : “Une remarque, un sourire, une parole sur la place du forum peuvent valoir pour un débutant ou quelqu’un qui s’intéresse à l’image, beaucoup plus que plusieurs chapitres. Il y a une espèce de lumière qui peut jaillir de la conversation”.
Dans l’hommage que lui rendent Patrick de Carolis, président du conseil d’administration de l’ENSP et Rémy Fenzy, directeur de l’ENSP, on peut prendre conscience des difficultés de l’époque. Alain Desvergnes a été “appelé du Canada” pour incarner cette utopie, lui donner corps, en créant un centre d’Etudes Visuelles”. ”À l’époque, la témérité des uns et des autres s’est révélée décisive dans le développement de ce projet audacieux, aujourd’hui reconnu à un niveau international”.
“Effectivement, nous étions des pionniers. J’ai eu la chance d’avoir pu exercer aux Etats-Unis et apprendre deux choses fondamentales : être pragmatique et trouver les moyens de rebondir. En 1971, j’étais professeur au Canada et dans le Mississippi. Lors de cours dispensés en Provence, la conservatrice du musée d’Art Moderne de Marseille a parlé de moi à Lucien Clegue. Il s’est déplacé à Ottawa et m’a proposé de créer une école en complément du festival. Ce qui lui a plu c’est qu’aux USA, les professeurs sont obligés de devoir être dans une pratique artistique pour enseigner. En terme de direction pédagogique, j’avais un peu d’expérience car je venais de créer le premier département universitaire dédié à la photographie et à la vidéo au Canada.”
A la même époque en France, la photographie n’est reconnue ni dans les écoles, ni dans les universités et Chris Marker avec son photo roman intitulé “La Jetée” passe pour un ovni. La France accusait de gros retards – pour ne pas dire une absence – en termes d’enseignement de la photographie et était “hors circuit”. A ce propos, Jean Dieuzaide déclare en 1981 lors des rencontres d’Arles, “le manque d’institutionnalisation de l’enseignement de la photographie est réel. Alors que la photographie va dans le sens de l’Histoire, les raisons sont difficiles à comprendre et à mon avis, Descartes en est certainement responsable. Le cartésianisme à probablement castré notre sensibilité”. Concernant la pratique de la vidéo en école, c’est encore différent car pour Alain Desvergnes, “la télévision ne savait pas quoi faire sortir de ses stéréotypes. D’ailleurs, je suis fier que le festival ait pu donner à Agnès Varda la possibilité de réaliser ses “Une minute pour une image” qui par la suite ont connu un succès à la télé.”
“Lucien pensait qu’avec les rencontres, on jouerait sur les complémentarités avec le festival, que cela ajouterait à la fête un lieu de recherche et d’approfondissement.” Ceci aussi pour faire taire les mauvaises langues qui ne voyaient en Arles qu’un “safari dans le désert”. En résumé pour eux, c’était amusant mais pas sérieux. Nous avons pris le contre-pied et créé un lieu dans lequel on travaille dur l’hiver pour devenir un professionnel.”
En 1979 à l’occasion du dixième anniversaire du festival, Alain Desvergnes se retrouve à la tête à la fois de l’école et du festival. Très vite, il désenchante : “J’arrivais d’Amérique du Nord et je suis resté stupéfait par le manque de moyens. Me voici seul avec deux secrétaires pour diriger un festival et une école. Nous étions entourés de “petits jeunes sympas” qui donnaient un coup de main de temps à autres et aucun investisseur intéressé pour nous soutenir. Pourtant j’étais convaincu que l’association entre un festival et une école était pertinente et attractive. Finalement c’est Mitterrand et ses grands travaux qui ont débloqué la situation. Nous avons été le plus petit travail, le moins cher et comme depuis 1979 je travaillais à l’hypothèse d’une école, le premier fini (81-82) ! Avec le recul et au vu des montagnes qui ont été déplacées, cette période est assez fascinante.”
En 1986, alors que l’école est ouverte depuis 4 ans, l’ensemble des travaux se terminent. L’ouverture officielle se retrouve très médiatisée car au coeur d’un gouvernement de cohabitation. “Un coup d’éclat qui a joué en notre faveur, M. Mitterrand et M. Chirac se sont déplacés avec des ministres. Cela a facilité notre reconnaissance, avant cela on sentait comme un refus parisien de laisser quelque chose important se créer hors de la capitale. Néanmoins par la suite, au regard de Jack Lang l’école n’était pas assez “visible”, mais nous avons eu de grands alliés comme Dominique Bozo, lorsqu’il était président du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou. Il a très vite compris que la photographie allait faire partie de la vie quotidienne du grand public et être très présente dans notre société”.
En 2011 c’est durant ses nombreux voyages qu’il réalise pour la programmation du festival que François Hébel se rend compte de la multitude des anciens de l’école, éparpillés dans le monde entier et dans des différents secteurs. Pour Alain Desvergnes, c’est le fruit d’un long labeur. Nous étions très attachés à la dénomination des “gens de l’image. Au delà des élèves qui se destinaient à la pratique artistique, tous ceux qui sont capables de publier, d’exposer, de conserver, de retoucher des images, de faire du commissariat, de la direction artistique, de l’iconographie, d’écrire… Ou tout simplement de penser la photographie. Nos fondamentaux sont basés sur la technique et la culture. Et lorsque l’on est cultivé, les choix sont nombreux. Même les étudiants photographes ont vite compris que cet enseignement leur permettrait de renouveler leur vision du monde et de leur métier. On ne peut pas endormir sa carrière sur ses connaissances. Lorsque j’ai quitté l’école, j’ai compté jusqu’à 11 postures différentes.”
“Il est important de rester éveillé tout au long de sa vie professionnelle. Et de regarder autour de soi ce qui se passe. Le “moi je” ou mabinette.com, n’a jamais marché. La curiosité et l’ouverture sont nécessaires pour perdurer. On s’étonne que l’on puisse me trouver à lire Spinoza et L’équipe. En ce sens, l’ouverture des américains a été géniale, ils ne sont pas coincés par les étiquettes comme en France”.
“Arnaud Claass et Chrisitan Milovanoff sont de grands bonhommes. Cela a été compliqué de trouver des professionnels dans mon état d’esprit. Puis sont venus Alain Fleischer, Christian Gattinoni et Quentin Barjac… Quelle chance pour les élèves ! Cela a duré 19 ans, de 1978 à 1997. Depuis je suis resté proche mais sans les emmerder.”
Dans un long entretien avec Arthur Kopel en 2009, Alain Desvergnes va livrer une vision intimiste de son rapport à la photographie : “Sans la photographie, sa gymnastique évolutive et sa constante prise de recul alors qu’elle évolue dans l’urgence, je serais certainement rentré dans le rang de ceux qui ne veulent surtout pas être dupes et préfèrent être “rebroussiers”, comme disent les Occitans.”
[ “Rebroussier” : être prêt à prendre le parti du contraire, le parti du refus et être attaché à son libre choix et à son libre arbitre]
“La photographie a ouvert les portes à tellement d’hypothèses dans le domaine de l’appréhension du visible, dans la recherche de la trace, le questionnement des énigmes.” Il cite Cocteau : “Si les photographies réfléchissaient deux fois, elles ne nous renverraient pas notre image “ en précisant que “C’est dit de façon cavalière mais c’est tout à fait ça : quand on prend son portrait ou ceux des autres, on découvre tout de suite la vérité de cette réserve poétique puisqu’on est (presque) toujours déçu par le retour. Malgré sa vitesse de réaction apparente, la photographie exige de savoir piocher, de vouloir creuser sur la réflexion de cette « réflection ». Réfléchir c’est aussi se dépouiller, faire le vide. Je ne pense pas qu’il y ait un seul artiste qui ne soit pas constamment, à un moment ou à un autre de son parcours, occupé à faire le vide.”
La première photo qu’a réalisé Alain Desvergnes date de 1943. Il avait 12 ans et avait “piqué” l’appareil de son père pour montrer ses grands-parents, assis sur des marches. “Mais je ne savais pas qu’il fallait avancer le film. Alors, une autre photo, qu’avait faite mon père, s’est superposée à la première et c’est ainsi que je me suis fait engueuler”. Dans la famille, on était assez précurseur en photographie : “Ma grand mère, née dix ans avant la guerre de 1870, développait elle-même ses plaques de verre dans une cuvette et avec une lampe pigeon inactinique que j’ai encore.”
Alain Desvergnes a vécu 19 ans en Amérique du Nord, il y a fait ses armes. Un pays où le racisme lui “saute au visage”. Photographe et maître de conférence à l’Université du Mississippi il décide de travailler sur William Faulkner. Il présente à Arles sa série « Paysages en tant que Portraits / Portraits en tant que Paysages » sur les traces du grand auteur américain. “J’ai mis une année pour avoir mon visa pour les états-unis. L’ambassade a eu peur qu’un communiste vienne mettre le bordel dans le pays du jazz. Cela a été compliqué, ils ont pris le temps de tout vérifier, Faulkner est mort entre temps. J’ai donc décidé de rencontrer son oeuvre.”
Son exposition sera visible durant tout le festival. “Comme un train, une photographie peut en cacher une autre”… Dans une ambiance entre chien et loup, Alain Desvergnes s’est laissé guider, comme à l’accoutumé, par son intuiton : “Entre réalité et fiction s’est dessiné un microcosme de paysages que je voyais en tant que portraits et de portraits que je voyais en tant que paysages. Je les ai imaginés comme des palimpsestes improvisés, sur lesquels une image se superpose à une autre pour s’inscrire autrement afin de lutter ou flirter avec elle. Ce va-et-vient entre l’homme et son décor est devenu pour moi une façon irrévérencieuse de voir à la manière de Cézanne qui peignait, disait-il, “une forme de femme, une épaule de colline”.
Archives de l’Œil de la Photographie – Wilfrid Estève, 2012