À l’occasion de sa première grande rétrospective aux Archives Municipales de Lyon du 8 novembre 2024 au 8 février 2025, rencontre avec Gilles Aymard, à la fois photographe d’architecture et architecte de photographie.
Quel est votre parcours ? Venez-vous plutôt de l’architecture ou de la photographie ?
Quand j’étais enfant, j’adorais dessiner, je le faisais sous forme de dessin humoristique et mon mentor, c’était Jean-Jacques Sempé. Mes parents étaient abonnés je ne sais plus à quelle revue où il y avait un dessin de Jean-Jacques Sempé chaque semaine que je découpais et que je collais dans des cahiers. Au fond de moi, je pense que j’avais envie de faire les l’École des beaux-arts mais je ne l’ai jamais vraiment exprimé auprès de mes parents. Ils avaient une amie peintre qui leur disait « Oh ! Il dessine bien il faudra en faire un architecte. » Je crois que dans l’image sociale, être architecte, c’est un noble métier. C’est mieux vu que d’être dessinateur de presse ou dessinateur humoristique, donc c’est ce que j’ai fait, et ça m’a intéressé tout de suite.
J’ai un peu abandonné le dessin mais par contre j’ai découvert la photographie. Je l’ai découverte d’abord techniquement, il y avait un laboratoire et un studio photo à l’école pour nous apprendre à manipuler le matériel qui nous servirait plus tard dans le métier. Pour la reconnaissance des lieux, les études, l’aide à la conception, l’aide au repérage, aux possibilités d’insertion dans un site etc. Ainsi j’ai commencé à m’intéresser à la photographie en tant que telle, j’ai regardé des revues, puis des bouquins, j’ai étudié le travail des photographes de l’époque, quand la photographie humaniste avait atteint son apogée dans les années 1960/1970 avec les grands noms comme Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis, Robert Doisneau, André Kertész, Marc Riboud, des gens que j’ai vraiment admiré dans leur manière de voir la vie.
Sur mon temps libre, je faisais de la photo pour moi, j’allais me promener dans les rues de Lyon, je traversais les traboules, je faisais des photos de scènes de rue, je reproduisais un peu ce que je faisais enfant en dessinant. À l’époque, faire de la photo coûtait cher, on achetait des films majoritairement en noir et blanc et avec quelques copains on s’organisait entre nous, on avait monté un petit labo dans les combles d’un immeuble. On achetait le film de caméra en grosse bobine et dans le noir on bobinait nos cartouches pour que ça coûte moins cher.
Parallèlement, j’ai terminé mes études d’architecture et j’ai monté une petite agence avec un de mes copains d’école. On a commencé à avoir quelques petits projets, on faisait des concours, on a conçu des bâtiments publics, des écoles, des EHPAD, des crèches, mais aussi des maisons individuelles, on travaillait déjà beaucoup sur des constructions bioclimatiques. À un moment donné, les conditions d’exercice de ma profession ne correspondaient plus tout à fait à ce que j’en attendais et j’ai décidé d’arrêter ma profession d’architecte et de continuer comme photographe.
Je me suis tourné de manière assez pragmatique vers la photographie d’architecture car je connaissais le milieu et les besoins que pouvaient avoir les acteurs de la construction au sens large, les architectes, ceux qui conçoivent, ceux qui réalisent, ceux qui payent. Je suis retourné voir d’anciens collaborateurs et la plupart ont tout de suite compris ma démarche. J’ai ainsi travaillé pendant 22 ans comme photographe d’architecture. J’ai sillonné la région et le pays avant d’arrêter les commandes et de passer le relai en 2018.
Selon vous, comment ces deux disciplines — photographie et architecture — se nourrissent ?
Je pense qu’il faut d’abord se demander à quoi sert la photographie d’architecture. Quand vous faites de la photographie professionnelle pour les acteurs de la construction dont on a parlé, ça s’apparente à de la photographie d’illustration, voire publicitaire. C’est pour que les gens vendent leur savoir-faire, donc ils ont besoin que l’on mette en évidence leur bâtiment le mieux et le plus objectivement possible. Les promoteurs, à l’inverse, ceux qui ont payé, eux ont besoin d’avoir des images de ce qu’ils ont produit pour montrer et vendre. Enfin, les entreprises, elles, ont besoin de montrer leur savoir-faire technique, des particularités sur des gros chantiers par exemple. Ainsi, quand j’étais photographe d’architecture je travaillais avec ces différents enjeux, j’avais en permanence l’œil au service de mon client pour lui ramener ce qu’il voulait, j’essayais d’effacer ma vision entre guillemets artistique ou plastique pour mettre en évidence son propre savoir-faire.
En revanche quand j’étais sur les chantiers, je faisais en parallèle beaucoup de prises de photo qui m’intéressaient moi personnellement. Soit sur l’architecture elle-même par certains aspects, soit sur les gens qui la réalisaient.
Par exemple, quand on fait des photos d’escalier — et j’en ai fait beaucoup, j’ai même fait un bouquin sur les escaliers — vous pouvez le montrer sous forme purement abstraite, plastique, comme un dessin. Cela peut intéresser les acteurs de la construction comme une photo d’illustration, pour représenter leur savoir-faire.
Ce même escalier, on peut aussi le voir comme un lieu de vie, et il se passe plein de choses dans les escaliers ! Les gens discutent, font la sieste, courent, etc. Sur un même sujet, on peut avoir de la photo d’illustration et de représentation, de la photo artistique et de la photo humaniste.
D’autre part, quand on fait de la photographie d’architecture pour des clients, architectes, promoteurs et entreprises, on se pose toujours la question de savoir si on met des personnages dans les photos qu’on va livrer. Un photographe sociologue qui s’appelait Paul Almásy a écrit un livre extrêmement intéressant sur la photographie comme moyen de communication. Il montrait notamment que dans une photo, on peut dégager des éléments fixes comme des bâtiments, des éléments mouvants — des véhicules, des bateaux ou même des nuages qui bougent, et des éléments vivants — les humains ou les animaux par exemple. Il s’est aperçu et ça se vérifie incroyablement bien, que quelle que soit la forme, la taille que prend chaque élément dans l’image, l’humain, le vivant, prend toujours le dessus sur le mouvement et sur le fixe. Vous pouvez prendre une photo d’un paysage où il y a un tout petit bonhomme dedans, la première chose que l’on regarde et qui fixe l’attention c’est le personnage.
Ainsi, la question se pose souvent en photographie d’architecture, est-ce que l’on met des humains dans les photos d’architecture pour aider à vendre le savoir-faire ? C’est un dilemme car quand on met des belles photos d’architecture avec des humains, les gens se focalisent sur ces derniers et oublient de regarder l’architecture, dans ce cas on a perdu et on a raté notre communication. Mais inversement, si vous faites un bâtiment sans humain, ça ne permet plus déjà de donner l’échelle du bâtiment, comme de situer le contexte. Par exemple, si il y a quelque part un médecin ou une infirmière avec sa blouse qui passe dans un coin vous avez compris qu’il s’agit d’un lieu de santé. L’école c’est pareil, si vous n’avez pas des gamins qui courent et qui jouent dans la cour, même si vous avez des photos du bâtiment avec une très belle architecture, ça ne marche pas. Lorsque j’en discutais avec mes clients, je leur demandais qu’est-ce qu’on fait ? Ils me répondaient faites les deux ! Alors effectivement on essaie, des fois c’est possible et des fois non, on s’adapte. Mais dans mon travail, la photographie humaniste sert l’architecture et vice versa.
Vous avez un jour parlé « d’oeuvre dans l’oeuvre » à propos de vos photographies d’architecture. Est-ce que ça a été parfois frustrant de suspendre votre regard artistique ou de ne pas l’exploiter jusqu’au bout pour rester au service du savoir-faire architectural que vous deviez mettre en avant ?
Je ne l’ai jamais vécu comme une frustration. J’arrivais à changer de casquette au bon moment, et puis j’avais ma pratique personnelle à côté. Quand je parle « d’œuvre dans l’œuvre », c’est pour dire que le photographe d’architecture est selon moi un auteur à part entière. Ses clichés ne sont pas forcément des œuvres d’art, mais ce sont des œuvres de l’esprit puisque c’est son cerveau qui va dicter son œil et choisir ce qu’il va photographier, l’angle qu’il va prendre, le matériel qui va utiliser, etc. C’est une décision cérébrale de faire une photo, c’est une œuvre d’auteur, tout comme l’architecte qui a dessiné un bâtiment.
J’ai une anecdote assez significative là-dessus. Il y a quelques années avec un collectif de 12 photographes, nous nous sommes donnés comme challenge d’aller photographier un sujet commun, l’Abbaye de Fontefroide près de Narbonne. La règle était simple, chacun photographie et interprète ce joyau du patrimoine français comme il le souhaite, mais personne ne montre ses clichés aux autres et chacun y va de son côté. L’idée était de démontrer que la photographie est une œuvre de l’esprit et une vision d’auteur, qu’importe son sujet. Au bout d’un an, nous avons réalisé nos tirages et quand nous nous sommes tous réunis pour les montrer, nous avons tout étalé sur une table et il n’y avait aucun doublon, absolument aucun. Sur 20 clichés par photographe, soit 240 clichés, aucun n’avait photographié la même chose. Moi j’avais abordé ce sujet autour de l’architecture du silence, ces lieux qui étaient habités par des gens qui ne sont plus là. D’autres l’ont abordé par la présence des touristes, d’autres par les jardins ou les détails. C’était vraiment incroyable, ça montre que la photographie reste une démarche très personnelle, une œuvre de l’esprit même si le sujet est une œuvre lui même.
Autre exemple, j’ai beaucoup travaillé pour le patrimoine — ça fait partie des possibilités quand on fait de la photo d’architecture. J’ai notamment travaillé avec la conservation du patrimoine de la Drôme et l’association des Châteaux de la Drôme. J’avais toute une série de travaux personnels en noir et blanc qu’ils ont souhaité exposer, dont celle sur les anciennes carrières de pierre avec les puits dans lesquels les hommes remontaient les blocs. Au moment de la sélection des clichés, ce ne sont presque que mes photographies personnelles qui ont été retenues, celles où ce qui m’intéressait était de montrer la trace de l’homme. Ainsi on s’éloignait du bâti pour aller vers une vision plus humaniste. Finalement mon regard personnel a toujours pu être pris en compte à travers mes différents projets ou commandes.
L’exposition « Voir vivre l’architecture » aux Archives Municipales de Lyon est votre première rétrospective, où l’on va pouvoir découvrir l’étendue et l’évolution de toute votre carrière photographique. Qu’est-ce que ça vous inspire ?
Je suis très fier parce que je l’ai pris comme une reconnaissance de mon travail. Je suis né à Lyon, j’ai travaille à Lyon, mon métier m’a fait aller ailleurs mais je suis toujours resté basé à Lyon, j’adore cette ville. Donc que les Archives me contactent pour faire une exposition sur mon travail, c’est vrai que je l’ai pris avec beaucoup de gratitude.
Initialement, l’idée était de présenter mon travail de photographe d’architecture. Lorsque les réunions ont commencé avec Mourad Laangry (chargé des expositions des Archives Municipales de Lyon) et Laurent Baridon (professeur à Lyon 2 et docteur en histoire de l’art spécialisé entre autre en architecture du XIXe — voir interview), nommé commissaire de l’exposition, je leur ai précisé que j’ai toujours fait de la photographie humaniste en parallèle de mon parcours en architecture, ce qu’ils ignoraient. En montrant mes différentes séries sur des scènes de chantier, des Compagnons ou encore le patrimoine, il est apparu opportun de présenter l’intégralité de mon travail, du spectre architectural et celui plus personnel, sur l’humain. Le courant est tout de suite passé avec Laurent Baridon qui œuvre également à la rédaction du catalogue de l’exposition, il a su interpréter mon travail avec beaucoup de justesse et l’a mis en résonance d’œuvres de photographes auxquels je n’aurais jamais imaginé me rapprocher.
Au fil des réunions j’ai montré énormément de clichés, au bout d’un moment il a fallu dépatouiller tout cela et Laurent m’a beaucoup aidé. 130 tirages ont été sélectionnés et d’autres seront projetés par diaporama, environ 200 tirages. Tout cela autour de 7 thématiques notamment l’architecture purement abstraite, les vies et les hommes en architecture, les portraits d’édifices, les traces de vie ou encore les vibrations lumineuses pour ne citer qu’elles. Tout cela récapitule 50 ans de pratique photographique, ça fait quelque chose !
Ça m’a permis de me replonger dans des travaux que j’ai réalisé il y a très longtemps, de me souvenir aussi. Concernant le catalogue de l’exposition, en parallèle du travail formidable de Laurent Baridon, sont aussi intervenus Chrystèle Burgard, ancienne conservatrice du patrimoine de la Drôme, qui s’est intéressée à la manière dont le photographe d’architecture peut intervenir dans la conservation du patrimoine. Mais aussi mon ami peintre Patrice Giorda qui m’aide souvent à y voir clair dans mon travail, ou encore Marie-Hélène Chaplain, qui elle donne sa vision sur mes photos purement humanistes, qui tiennent il faut le dire une place prépondérante dans ma vie. Je photographie sans arrêt ma ville et les gens de ma ville.
Justement, en tant que lyonnais et amoureux de Lyon, c’est quelque chose d’être exposé aux Archives de la ville…
C’est vrai, j’en suis vraiment très fier et comblé.
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