J’ai découvert la forme de mon sexe quand, pré-ado, j’ai acheté ma première boîte de tampons. La notice à l’intérieur me montrait, en dessins, comment les déballer, les introduire, et comment bien les placer. Le dessin ressemblait à une carte de géographie de la salle de classe ou à une coupe géologique. Ce que j’avais à l’intérieur de moi ressemblait à une grotte. Ce jour-là, j’ai soudain réalisé à quel point la différence entre une génitalité visible, extérieure, manipulable des garçons, et celle cachée, intérieure, à l’appréhension tactile uniquement sexualisée des filles, modelait le monde. Moi, pour voir mon sexe, comme le conseillait la gynécologue du défunt « OK magazine », il allait falloir que je pose un miroir sur mon lit au dessous de mes jambes écartées. Pas de choc esthétique, mon sexe, il n’était pas fait pour être vu.
Et j’ai donc passé ma scolarité et mon adolescence à visiter, avec ma classe, parcs, jardins et musées, pleins de statues masculines aux parties extérieures flegmatiquement exposées, et de statues féminines à la fente pudiquement gommée, bouchée, invisible.
Dans « Façons tragique de tuer une femme », l’helléniste Nicole Loraux nous montre que, dans l’Iliade, si les héros meurent glorieusement au combat en versant le sang, les vierges, elles, sont pendues. Comme les grottes, comme les statues, elles sont bouchées. En photographie, la représentation de la génitalité de la femme, de sa sexualité, me renvoyait encore à cet étouffement. Les photographes revendiquaient la glorification de la beauté de la femme. Les modèles, très belles, offertes, langoureuses, magnifiées, voluptueusement allongées nues sur des pianos ou se vautrant dans les vagues n’avaient rien à voir avec moi. Elles n’étaient souvent que le revers esthétique du désir du photographe. Et il y a eu Araki. Comme tout le monde, la première fois que j’ai vu ses femmes suspendues, j’ai été aveuglée par cette sexualité qui vous saute aux yeux. Et je dis saute aux yeux en choisissant mes mots, car la position des corps, l’ouverture du sexe, tout happe la rétine. Puis, petit à petit, j’ai pu voir. J’ai vu que tout était ouvert. Le sexe grand ouvert, le corps grand ouvert, les pans de kimonos ouverts. Et que ces corps avaient des visages d’individus. Ces femmes avaient des expressions, froides, calmes, détachées, ironiques. Puissantes. Il y avait des indices, au pied de ces silhouettes, qui, comme les insectes des tableaux de la renaissance, permettaient de sortir du piège soigneusement agencé de l’image : des jouets, des fleurs, un petit dinosaure. De l’humour. De la distance. Ces femmes, dont on pouvait à loisir regarder le sexe grand ouvert, flegmatiquement exposé lui aussi, enfin, vous permettaient à la fois d’expérimenter ce vertige de la dynamique érotique, tout en vous en repoussant violemment. Ces femmes-là m’ont fait éprouver un réel soulagement, une tension s’est relâchée. Leur visage était plus nu que leur sexe. Et ce sexe des femmes, invisible, tabou, et véritable lieu du débat public, Araki en a joué des variations infinies, depuis « The truth about Carmen Marie » à « My Love and Sex », en évitant la censure japonaise, à photographier des sexes décorés de fleurs, ou des poils pubiens de si près qu’ils ressemblaient à des arbres. Le sexe féminin, la génitalité féminine, Araki, qui photographie comme il respire, monstrueusement productif, monstrueusement vivant, jouissant d’une liberté toute nietzschéenne, l’a simplement sorti de l’ombre pour lui donner droit de cité, qu’on puisse le voir comme un compteur à gaz, de la nourriture, un chat mort, une voiture, des fleurs. La photographie d’Araki, qui se dit pas engagé, mais juste imaginatif, transcende le monde entier, et fait d’un tabou, d’un invisible, un élément du monde au même titre qu’un autre, ployant les représentations grâce à la force d’une vie trempée dans l’histoire (il avait 5 ans à Tokyo, quand les américains ont bombardé la ville) et son histoire, son amour sublimé avec Yoko, les fameux « Voyage Sentimental » et « Voyage d’Hiver », où il photographie les derniers jours de sa femme jusque dans son cercueil, comme il photographie le cadavre de sa mère jusqu’aux os après la crémation. Araki crée son monde en permanence. Dans la joie et la tristesse du clown, dans la douleur, le désespoir, la boulimie, mais jamais l’illusion. Il dit qu’il ne faut pas croire ce qu’il dit, qu’il ment tout le temps. Evidemment qu’il ment tout le temps, la vérité, il s’en fout, il passe son temps à la créer.
Article publié dans le numéro #291 de Réponses Photo.
Juin 2016
4,95€
http://www.reponsesphoto.fr
ACTUALITES
EXPOSITIONS
• Araki
Du 13 avril au 5 septembre 2016
Commissariat : Jérôme Neutres et Jérôme Ghesquière
Musée national des arts asiatiques Guimet
6, place d’Iéna
75116 Paris
France
http://www.guimet.fr
• Polanography
Nobuyoshi Araki
Du 8 avril au 25 juin 2016
Galerie &co119
119, rue Vieille du Temple
75003 Paris
France
http://www.8c0119.com
CATALOGUE
Araki Nobuyoshi
Une coédition Éditions Gallimard / musée national des arts asiatiques – Guimet
Sous la direction de Jérôme Neutres
Relié, 304 pages, 719 illustrations
Prix de vente : 39,90 euros
ISBN : 978-2-07-017955-8