En collaboration avec l’International Center of Photography de New York, le musée de la Photographie d’Anvers rend hommage à un des personnages les plus picaresques de la photographie du XXème siècle et à son sujet de prédilection, la ville de New York. Entre 1937 et 1947, l’auto-dénommé Weegee, Arthur Fellig de son vrai nom, va dormir le jour et capturer, pour les journaux à sensation de l’époque, le quotidien nocturne de ce New York mythique qui inspira films et romans noirs, véritable tour de Babel aux accents colorés de richesse, de bourbon et de pauvreté, peuplée de gangsters, de filles de joie, d’inégalités et de violences.
Impressionnante rétrospective
C’est juste derrière ces embarcadères d’où les flots d’immigrants, fuyant misère, pogroms et oppression politique, s’entassaient plein d’espoir dans les fonds de cale des rutilants paquebots des lignes transatlantiques, à deux pas de ces quais d’Anvers aujourd’hui reconvertis en promenade écolo-chic, que se tient cette impressionnante rétrospective dont l’un des principaux mérites est de remettre Weegee, sa vie, sa légende, ses photos, dans leur contexte et leur réalité historique.
Ici, point de Fred Astaire, de Sinatra, de queue de pie ou de diamants de chez Tiffany. Ce que capture Weegee est l’actualité violente (meurtres, bagarres, arrestations, incendies, catastrophes) de ces New-Yorkais qui lui ressemblent. Véritable chant d’amour à cette cour des miracles interlope peuplée d’immigrés aux accents prononcés, aux muscles lourds et à la gâchette facile, il photographie inlassablement, nuit après nuit, cet album de famille d’une époque qui sort de la grande dépression et de la prohibition pour tomber dans la seconde guerre mondiale et les fondations du monde moderne. Photographe de news à une époque où cela n’était pas encore répandu aux Etats-Unis, Weegee, comme bon nombre d’habitants du nouveau monde, forge sa légende autant qu’il invente son métier. Il capte le pouls, le sang et la violence de sa ville et en tire profit au cachet, à la pige, sans, de son propre dire, avoir aucune volonté artistique, politique ou documentaire. Et pourtant…
Le temps, le sang et le peuple de New York
Pour comprendre the «Weegee touch», les conservateurs ont eu l’intelligence de mettre en regard de certains de ses clichés des images prises sur les mêmes scènes par d’autres photographes, notamment ceux, particulièrement gouteux, des photographes de la judiciaire. Loin du gros plan, du cadre serré qui ne laisserait imaginer que le drame et le sang, Weegee cadre les immeubles, les fenêtres, les passants, incluant le drame dans un temps qui relativise l’ensemble. Il intègre les badauds, les spectateurs, ses futurs lecteurs, dans cette grande farandole, tel un Jerome Bosh en costume croisé, froissé, cigare au bec et flash à bulbe dressé. Dans le cliché «Crime aux premières loges», le décédé, le gangster Angelo Greco, git sur le trottoir comme un petit détail dans un cadre de pierres, de fenêtres et d’escaliers enchevêtrés. La foule, comme au balcon de ces nouveaux cinémas où l’on oublie le quotidien, regarde la scène sans aucune autre émotion que la curiosité.
Les peintres de la Renaissance aimaient inscrire leur sujet dans un décor précieux, un cadre plus grand pour signifier l’existence d’une perspective, tantôt divine, tantôt temporelle. Weegee, lui, cadre large et inclut les vivants avec les morts, tragédies et scènes de vie comme autant d’épisodes du livre, à la fois sanglant et touchant, de sa ville, son Babel, son New York.
Weegee, loin des lumières d’Hollywood, shoote la violence de la ville et ses dommages collatéraux comme une suite logique, courante et connue d’évènements inévitables. Après tout, survivre, ou pas, faisait partie du quotidien de ces flots d’immigrés qui forment désormais le tissu de New York. Aussi quand Weegee fait des photos de meurtres son gagne-pain, personne n’y trouve rien à redire. Au contraire, il devient une «figure» de la ville…
Icône de la rue
Si Weegee inspira de nombreux photographes dont Diane Arbus, s’il battit le pavé aux côtés de Kubrick quand celui ci était photographe, son influence sur la street photography des années 60 est indéniable. Il est impossible de ne pas penser au New-York de William Klein face à ce cliché intitulé «Leur Premier Meurtre» pris le 8 octobre 1941, qui saisit des enfants à la sortie de l’école face leur première scène de crime. De même «Mort Pour Un Verre de Bière» frappe par son absurde réalité. Mais, pour saisir le profond amour que cet étrange personnage sorti des limbes de la Grande Pomme portait à ses congénères, rien ne vaut ces clichés pris à la volée dans la rue, dans les bars ou sur les plages, tantôt bondées, tantôt désertées, de Coney Island. Clichés qui ne se posent jamais en juge ou en critique d’une réalité sociale mais montrant tout à la fois un regard cru, ironique et plein d’affection. Weegee aimait montrer la vie, sa vie, leur vie, telle qu’elle, en l’arrangeant juste qu’il faut pour que la scène soit fidèle à sa réalité, celle de la rue et de cette masse gigantesque, grouillante et bariolée, de ces «petites gens» dont il faisait partie.
Il faut rendre hommage au travail de recherche et scénographie de Brian Wallis (ICP) et de Tamara Berghmans (Fomu) qui ont su rendre hommage à Weegee sans le transformer en icône pop ou muséographique. L’accrochage, les explications, les éléments connexes comme les journaux d’époque, les livres et ce surprenant super 8 monté en série sur le «dimanche à la plage» aident non seulement à saisir les photos de Weegee mais surtout à en sentir la grande pertinence, tant esthétique que documentaire. C’est certainement dans cette plongée maîtrisée autant dans le mythe de New-York que dans l’intelligence de ce regard, que réside la qualité de cette exposition.
Matthieu Wolmark
Murder is my Business
Weegee
Du 19 octobre au 27 janvier 2013
FoMu
Waalsekaai 47
2000 Anvers
Belgique
tél.: 03 242 93 00
fax: 03 242 93 10
Ouvert du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures. Fermé le lundi.