Au premier abord, on pense à la photographie de rue, cette discipline qui consiste à se laisser porter au gré de la ville et de ses rugosités, à la manière des situationnistes. La dérive – des personnages comme du photographe – comme démarche d’une déracinement fertile, la ville comme terrain de jeu hasardeux. On peut aisément s’imaginer derrière l’objectif, captant les images qui pourraient constituer le film d’une journée à regarder les autres.
Les passants sont aussi les usagers des espaces intermédiaires, « non-lieux » qui appellent nécessairement un rapport à l’autre particulier. Un rapport indifférent la plupart du temps, mais aussi intrigant si l’on se met à se demander à quoi pensent tous ces inconnus qui nous entourent, si l’on s’arrête le temps d’un regard. Le style photographique est en ce sens davantage poétique que social ou documentaire dans la manière de traiter le sujet, même si l’on peut percevoir des éléments qui nous permettent de prendre conscience d’autres réalités sociales et culturelles à travers le voyage. Les personnages ne sont pas exactement dans une action qui caractérise un mode de vie différent : ils rêvent, ils téléphonent, ils mangent, ils fument, ils attendent.
Anne Caminade s’intéresse en ce sens aux fictions qui se logent dans les temps morts : loin des clichés touristiques aux couleurs exacerbées, on y voit des espaces vides ou presque, des détails, mais surtout des portraits « volés », baignés de la lumière ambiante d’un quotidien étranger. Les portraits sont mis en valeur par une focale très contrastée. De manière presque intrusive, elle dépossède les protagonistes anonymes de leur image, pour en faire les acteurs inconscients des récits que se construisent dans notre imaginaire. Certaines photographies font d’ailleurs penser aux scènes peintes d’Edward Hopper, dans lesquelles l’indifférence ambiante produit un sentiment de solitude et de mélancolie : la dérive apparente laisse place à la dérive intérieure.
Texte Juliette Pym