Route de la fragilité
Les pas de la mélancolie
J’ai voyagé entre l’espace et le temps,
entre le toucher et l’odorat,
entre la vue et l’ouïe.
Tout était ouvert, tout était fermé dans ma maison.
L’air rouillé sent l’antiquité. D’une antiquité dont on sent qu’elle nous appartient. D’une antiquité qui vous parle. Cette couleur vous parle. Les racines présentes dans les choses vous apparaissent dans le flux des vues et des perspectives. Les visions des sentiments transmutent les formes. Intersections de niveaux, de dimensions, de partage d’espace-temps. Regards mutuels de tendresse et d’accueil. Et vous vous enfoncez pour nager dans vos fragilités.
S’émerveiller de soi.
« Ah, comme les choses quotidiennes touchent les mystères en nous ! Comme à la surface touchée par la lumière de cette vie si complexe qu’est l’humain, l’Heure, sourire incertain, monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela semble moderne ! Et en même temps si ancien, si occulte, avec un sens si différent de celui qui brille en toute chose !
(Fernando Pessoa, Le livre de l’inquiétude, 47 )
Pendant la longue période d’enfermement, la photographie a été mon fidèle compagnon, m’aidant à expérimenter quotidiennement de nouvelles possibilités de présence. Elle m’a maintenu à flot, malgré tout, probablement précisément parce qu’il s’agit d’une expression libre et non observante. Et j’ai expérimenté toute sa valeur thérapeutique, cognitive et cathartique.
La dimension de la suspension, de la lenteur, du silence, m’a permis de voyager loin, en profondeur, jusqu’à atteindre d’autres territoires, lointains. Des territoires appelés à émerger et à se montrer, guidés par un élan spontané, en pleine correspondance avec mon ressenti. Les murs dans lesquels j’étais contraint de vivre chaque jour se sont transformés et un mystérieux échange de correspondances a commencé. Tout dans ma maison acquiert un nouveau visage, j’acquiers un nouveau visage, ou plutôt, tout ce qui était déjà là, ce que j’étais, s’illumine. J’ai alors commencé à chercher mes fragilités, les racines de ces fragilités, gardiennes de réponses anciennes et de nouvelles questions. Pourquoi cette tristesse ? Pourquoi cette mélancolie perpétuelle ? De qui ? De quoi ?
Cette série explore les environnements dans lesquels je vis, les signes qu’ils portent, ceux du temps, les formes qu’ils occupent, dans l’espace, et comment ces mêmes environnements se sont révélés à moi, tous parfaitement connectés à mon histoire. Une épiphanie de l’âme.
« Fragiles sédiments mystérieux » (Pessoa, Le livre de l’inquiétude) qui, comme des cordes, m’ont fait vibrer, dans un carrousel d’égarements et de révélations. Les espaces, les temps, les choses, irradient leur profonde valeur symbolique et évocatrice, ils se transmutent pour devenir des morceaux poétiques de vous. L’objectif est un filtre magique qui fait tomber toutes les superstructures, toutes les barrières et rend visible l’invisible dans une dimension transparente d’authenticité qui désoriente et émeut. Un processus créatif d’attention et de soin qui commence inconsciemment et devient incontournable lorsque, après avoir développé la prise de vue, on la contemple. La prise de vue devient alors une nécessité à remplir pour réaliser, arrêter cette intuition.
La douleur ressentie, le cri lacérant de la mémoire corporelle, me mettait totalement à nu devant moi-même. La boue et la vase, fines et épaisses, les grains griffus d’un sentiment illimité, parfois insupportable, ont caractérisé cette expérience très forte ; une lutte acharnée d’amour, de haine et de pardon, un miroir pointé avec toute sa férocité sur moi-même.
Le gouffre qui s’est ouvert a généré des larmes de perle, imprégnées de courage, de conscience et de pleine présence.
Et vous respirez l’étonnement, le merveilleux étonnement, devant ce qui se révèle : c’est ma façon d’être au monde !
Et vous vous accueillez, en vous serrant encore plus fort dans vos vulnérabilités, dans vos fissures, en vous donnant la permission d’être, juste d’être, au-delà de tout ce qui a été dit, au-delà de tout ce qui n’a pas été dit.
Ces fissures sont vous, elles ont fait de vous ce que vous êtes, dans toute votre extraordinaire humanité.
Aujourd’hui, je sais que je suis fait de mélancolie, mes pas sont mélancoliques…
« … c’est ma mélancolie particulière composée de différents éléments, la quintessence de diverses substances, et plus précisément de tant d’expériences différentes de voyages au cours desquels cette rumination perpétuelle m’a plongé dans une tristesse capricieuse.
Il ne s’agit donc pas d’une mélancolie compacte et opaque, mais d’un voile d’infimes particules d’humeurs et de sensations, d’une poussière d’atomes comme tout ce qui constitue la substance ultime de la multiplicité des choses ».
(Italo Calvino, Lezioni americane)
C’est ma route, la route de la fragilité…