Avec cet ouvrage, Nina Berman dépeint la vie d’une femme rencontrée par hasard dans les rues de Londres en 1990. En s’appuyant sur un assemblage de photographies, dessins, vidéos, textes et documents, elle suit le cheminement de cette rescapée du trafic sexuel et de la pédopornographie. Trois ans après leur rencontre, cette femme atterrit devant sa porte à New York, après avoir fui Londres sur les conseils de Scotland Yard. Une fois arrivée aux États-Unis, elle change son nom, et Cathy Wish devient ainsi Kim Stevens, sous protection de l’état de New York. Elle ne retournera jamais en Angleterre. Le récit, dont l’élaboration s’est étalée de 1990 à 2016, raconte son évasion, son combat pour survivre et s’affirmer en dépit de sa terreur, pour se construire une vie malgré le martèlement constant des souvenirs, du traumatisme et de l’addiction, pour trouver son chemin dans le monde des institutions américaines psychiatriques et pénales, en tant que femme noire. L’histoire se lit au fil des photographies et de ses dessins frappants, qui représentent ses souvenirs de scènes de crime et de violence, à travers les extraits de son journal intime, de rapports médicaux, de lettres entre les deux femmes et plus tard, de textos. L’œil de la Photographie s’est entretenu avec Nina Berman au sujet de son livre.
Comment s’est passé votre première rencontre avec Cathy Wish ?
J’étais à Soho, devant l’auberge de jeunesse Centrepoint Hostel, tard dans la soirée. C’était un endroit où se retrouvaient beaucoup de gamins. J’étais en train de parler avec un groupe de jeunes. Certains voulaient que je les prenne en photo, et d’autres non. Soudain, une fille est arrivée à la porte et s’est mise à cogner de toutes ses forces en hurlant qu’il fallait laisser entrer tout le monde. Je l’ai prise en photo, elle m’a demandé d’où je venais. Je lui ai répondu que j’étais de New York et nous avons commencé à parler de beaucoup de choses – de la vie à New York, du joueur de basket Michael Jordan, de moi et de ce que j’avais envie de photographier.
Que ressentez-vous pour elle ?
Je l’aime comme une amie, et un peu comme si elle faisait partie de ma famille. Je la connais depuis très longtemps – une bonne moitié de ma vie, en fait.
Comment s’est déroulée son enfance ? Comment s’est-elle retrouvée dans de telles situations ?
Elle a été adoptée par une famille du sud de l’Angleterre à l’âge de deux ans. Si vous voulez en savoir plus, vous devrez acheter le livre. Je ne dis pas ça pour faire de l’humour. L’idée de rendre l’accès à sa vie plus difficile est intentionnelle. La biographie d’une personne n’est pas quelque chose qu’on doit avaler en deux phrases.
Quand avez-vous décidé de la photographier et pourquoi ?
J’étais allée à Londres pour observer la fin de l’ère Thatcher ainsi que la détresse sociale provoquée par ses programmes néo-libéraux. J’y ai trouvé des centaines de gamins vivant dans la rue et j’ai rencontré Cathy par hasard.
Au tout début du livre, la première photo d’elle, en tant qu’enfant, est troublante. Elle est pleine de joie et en contraste avec les dernières. Quels est votre sentiment au sujet de cette évolution ?
Quand on voit une femme sans abri, quelqu’un de très pauvre, ou qui se drogue, il est vraiment difficile d’imaginer que cette personne était autrefois un enfant souriant. Beaucoup de personnes méprisent ceux qui vivent dans la rue, ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts. Ils voudraient faire croire que la faute leur incombe, et ne leur reconnaissent pas leur dignité d’être humain. La photo d’elle en tant que jeune fille, en tant qu’innocente, doit être considérée dans le contexte du livre dans son ensemble. Cette image renvoie la faute sur les adultes et les institutions qui lui ont fait du mal, qui ont balayé ses tentatives pour obtenir justice, ou qui ont participé à la faire taire.
La plupart de vos images sont claires et parlantes. Certaines, vers le milieu du livre, sont pourtant floues. Quelle est leur signification ?
Les photos floues sont des paysages qui expriment le passage du temps, la transformation qu’elle a subie, en passant d’une jeune fille en fuite, en Angleterre, à la personne qu’elle espère être en se réfugiant aux États-Unis. Il y a également sa photo de passeport, prise plusieurs fois, là également pour faire référence à la construction de l’identité, à la douleur, au changement…
Au premier regard, les dessins de Cathy Wish semblent un peu naïfs, enfantins. Puis on se rend compte qu’ils sont très soigneusement exécutés et démontrent une intention manifeste. Beaucoup représentent des scènes explicites. En avez-vous parlé ensemble ? Si oui, quelle était la teneur de vos échanges?
Les incidents décrits dans ces dessins ont alimenté nos conversations pendant des années. Les dessins ont fait remonter certains détails.
Vous avez rassemblé énormément de documents pour ce livre – images, dessins, lettres, documents officiels, messages téléphoniques – et la façon dont ils ont été agencés permet au lecteur d’appréhender la vie de Cathy Wish dans sa globalité, avec un certain rythme. A-t-elle participé à l’élaboration de cet ouvrage ?
Tout à fait. Elle a choisi les photos et m’a aidée à sélectionner tous les éléments qui composent le livrent, y compris les textes, les documents etc. Elle a validé chaque élément sans exception. Elle a également participé à la conception, revu les différentes versions et fourni suggestions et commentaires. Quand je suis retournée en Angleterre pour faire des photos, elle m’a établi une liste des endroits dont nous avions discuté en amont.
À votre avis, comment cette biographie va-t-elle aider Cathy Wish ?
La reconnaissance que reçoit son histoire l’aide à avoir confiance en elle. Par ailleurs, au lieu d’être obligée d’expliquer son passé, de raconter sa vie, de justifier ses peurs, sa tristesse ou son anxiété, elle peut offrir ce livre aux gens, qui peuvent ainsi avoir une idée plus précise de sa personnalité complexe et de son courage. Elle souhaite également s’appuyer sur le livre pour se mettre en lien avec des jeunes qui ont vécu le même genre d’histoire. C’est l’un de ses objectifs les plus importants.
Pour vous, est-ce que son histoire trouve un écho dans l’actualité américaine ?
Pour reprendre le TIME magazine et son édition 2017 de la Personnalité de l’année, on peut dire qu’elle est de celles qui brisent le silence.
Que lui apportera le futur, selon vous ?
Chaque jour, elle déploie tous ses efforts pour rester positive et se construire une vie joyeuse et sûre.
Propos recueillis par Jonas Cuénin
Nina Berman, An Autobiography of Miss Wish
Publié par Kehrer Verlag
49,90€
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