Rencontre avec Linda Al Khoury, commissaire générale des expositions du Festival de l’Image Amman
A la fois professeure et praticienne de l’image, Linda Khoury, jeune militante de la cause photographique, s’emploie sans relâche, depuis qu’elle a fondé en 2007 le centre Darat al Tasweer, à développer le visage photographique de son pays. Expositions, workshops, cours techniques et théoriques composent le vaste programme que proposent les lieux, et en font l’une des institutions les plus importantes de la région.
En considération de sa nomination au poste de Commissaire générale des expositions du festival, nous avons voulu savoir comment elle a envisagé son rôle au sein de cette édition.
Nous l’avons rencontré dans sa nouvelle galerie à l’occasion du vernissage du photographe Mohammed Nayef.
Fanny Lambert: En quoi consiste le rôle de commissaire générale des expositions du Festival de l’Image d’Amman?
LK: Le rôle de commissaire général du festival comporte beaucoup de responsabilités, c’est la création de tout ce qui est relatif au festival, en commençant par le choix des photographes, des lieux d’exposition, des impressions, des cadres, des accrochages… tout le processus pour bâtir un événement dans son ensemble, en veillant à tous les détails, petits et grands.
FL: Je vous sais également photographe et professeure de photographie, cela est-il selon vous, un facteur déterminant ou pourrait-on dire favorisant, pour diriger un tel poste?
LK: Quand les gens de l’institut français m’ont approchée, ils sont venus avec l’idée de dédier le mois de mars à l’image, ils m’ont demandé d’être l’une des photographes exposés et de par mes contacts avec les étudiants dans la communauté géographique en Jordanie, de collaborer avec eux et d’être responsable de la partie jordanienne du festival. Donc oui, être une photographe et une professeure est ce qui m’a permis de faire partie de cet événement.
FL: Votre immersion dans le milieu photographique jordanien vous permet, je suppose, d’être au fait de son actualité…
LK: La scène photographique en Jordanie n’est pas encore très importante, et c’est un peu dur de gagner sa vie avec la photographie, nous avons une compétition avec un grand prix et pas de compétition de qualité, et récemment j’ai évité de travailler dans le secteur commercial parce que c’est devenu plus dur, quiconque peut tenir un appareil se prend pour un photographe, et le marché aime payer moins ! Donc j’essaye de me focaliser plus sur l’enseignement, l’art et mes projets personnels. Alors c’est difficile de prendre tous les photographes de Jordanie et de les comparer, il y a un grand fossé, entre ce que nous faisons maintenant, et ce que les autres (dans le secteur commercial ou chez les amateurs) peuvent faire.
FL: En ce qui concerne les photographes représentés, avez-vous pensé à une sélection d’artistes en fonction de la thématique sélectionnée ou au contraire, cela n’a –t-il eu aucune incidence sur votre choix?
LK: Étant donné que la photographie en Jordanie s’est développée plutôt récemment, nous avons deux manières de faire notre choix. D’abord, nous avons les nouveaux photographes (nouveaux en termes artistiques). La plupart d’entre eux sont issus du groupe de Darat Al Tasweer, donc ils ont besoin d’être suivis, guidés, pour être sûrs de produire de la qualité. C’est ce que nous recherchons, qu’ils développent leurs idées autour d’un thème, et je reste à leur côté jusqu’à ce que le travail soit prêt. Cette méthode permet à ces photographes de s’améliorer, et certains des artistes présentés dans des expositions solos cette année ont commencé avec nous la première année avec quelques photos dans des expositions collectives, et chaque année, nous avons de nouveaux noms, et cela permettra d’améliorer la qualité de la photographie d’art en Jordanie.
Ensuite, certains photographes sont approchés par les lieux d’exposition eux-mêmes, nous devons d’abord nous assurer que leur travail est bien en correspondance avec notre thème, et ensuite, considérer sa qualité. Et en ce qui concerne les photographes français, l’institut en contacte en général dont le thème est bien relié au nôtre, donc les critères principaux sont cette correspondance avec le thème proposé et la qualité du travail. Pour moi, l’important n’est pas la quantité, c’est toujours la qualité.
FL: Je me permets de vous poser la même question que celle que j’ai adressée à Charles-Henri Gros lors de notre entretien : “Pouvez-vous m’en dire davantage sur le thème requis cette année : « Macro et Moi » ? De quelle manière a-t-il été choisi ? Doit-on y voir une quelconque résonance avec la position géographique de la Jordanie ?”
LK: Macro & Me est un titre large, beaucoup de projets, d’idées, de pensées peuvent s’y insérer, c’est un peu philosophique, c’est la relation entre une personne et l’immensité qui l’environne, ce peut être palpable ou non, cela reflète l’espace, l’échelle, la taille, l’âge, et d’autres choses encore… donc avec les yeux des photographes, nous avons pu aborder différents aspects de « Macro et Moi ».
Le thème a été mis au point au départ lors d’une réunion informelle, l’été dernier, avec Charles-Henry et Rachel de l’institut français. L’idée a été suggérée par Charles-Henry, et après en avoir discuté par la suite avec des photographes, nous avons décidé d’en faire le thème de notre Image Festival # 3.
Pour ce qui est de la position géographique de la Jordanie, peut-être que le thème de l’année dernière, « RE-Evolution », faisait plus volontiers référence à ce qui se passe dans notre région, mais en même temps, nous avions travaillé sur les conflits autour du camp de réfugié de Zaatary et de la Palestine, donc c’est moins clair que l’année dernière mais les photographes pouvaient combiner le thème avec la situation locale, s’intéresser à la guerre en Syrie, ou les problèmes des Palestiniens.
FL: Deux prix photographiques ont été attribués respectivement à Rasha Amer et Mira Khleif et leur ont été décernés le 26 mars dernier. Y a-t-il eu constitution d’un jury au préalable ? Comment les délibérations se sont-elles déroulées?
LK: Oui, les prix de la Compétition de photographie d’art ont été décernés par un jury : Charles-Henri Gros, Mohammed Nayef et moi. Le jury avait quatre critères : le traitement du thème, la composition, la technique, et enfin l’esthétique. Chaque critère était noté sur cinq et le total nous a permis de mener la discussion finale pour désigner les vainqueurs.
FL: Il semblerait que vous soyez très impliquée dans l’insertion de la photographie en Jordanie. Charles-Henri Gros, Directeur de l’Institut Français, dit de vous que vous avez fait beaucoup et que vous êtes à l’origine d’un formidable développement ici. Qu’ambitionnez-vous pour la photographie d’une part, et pour celle qui réside dans votre pays d’autre part ?
LK: Quand j’ai commencé pour la première fois à considérer la photographie comme quelque chose de sérieux dans ma vie et dans ma carrière, je me suis retrouvée confrontée à de nombreuses barrières ici en Jordanie, j’étudiais la comptabilité à l’université et j’avais extrêmement envie d’en apprendre plus dans le domaine de la photographie, donc j’ai suivi un cours libre de photographie noir et blanc et de chambre noire, je m’y plaisais énormément, j’avais pris l’habitude d’aller à la bibliothèque de l’université pour lire des livres de photographie et il m’était interdit d’entrer parce que je n’étais pas étudiante en art, mais en définitive, ils me laissèrent lire les livres à l’intérieur de la bibliothèque mais pas les emporter chez moi, et il y en avait très peu. Et puis quand j’ai voulu en apprendre plus, je n’ai trouvé aucun endroit où prendre d’autres cours ! Même pratiquer ou trouver des studios était difficile, donc aucun endroit pour acheter des livres de photographies, pour prendre des cours, ou pour apprendre auprès des professionnels ! Donc je suis allée au Liban, et j’ai étudié à l’université pendant cinq semestres.
Quand je suis revenue, j’ai commencé à enseigner la photographie et j’ai travaillé comme photographe commerciale, et après quelques années, j’ai décidé de créer ma propre structure, « Darat Al Tasweer », en ayant à l’esprit les problèmes auxquels j’avais eu à faire face quand j’avais commencé. Donc j’ai voulu créer un espace pour que les amoureux de la photographie puissent se réunir, apprendre le médium, et vivre leur passion. Je me suis assurée d’avoir une bonne collection de livres (environ 500) pour que les gens qui voulaient se documenter puissent trouver un endroit pour le faire, avec le but de créer une communauté de personnes qui considéreraient la photographie comme de l’art et pas seulement dans sa dimension commerciale ou de studio.
J’ai beaucoup parlé, je sais !! Mais pour résumer mon propos, mon ambition est que la photographie soit considérée comme un art en Jordanie et d’avoir des photographes de qualité, globalement, difficile d’en dire plus, parce que je me sens toute petite par rapport au monde, mais la technologie évolue très vite, ce qui rend la photographie accessible pour tout le monde ! Cela affectera les photographes dans le futur je pense !
FL: La pérennité de ce projet semble être entre vos mains. Le dialogue avec les pays limitrophes, avec l’Europe (comme c’est le cas cette année avec « La Nuit de l’Année » des Rencontres d’Arles « ), ou bien avec la communauté internationale, est-il quelque chose que vous allez chercher à rendre possible et/ou à développer par la suite ?
LK: Je crois qu’il est nécessaire d’avoir une bonne base, et nous avons réussi à mettre cela en place. Je pense que dans le futur, il serait génial de rendre l’événement plus international, d’inclure plus de nationalités, ce que nous avons maintenant est bon, je suis sûre que le festival deviendra de plus en plus gros, mais la chose la plus importante est de conserver ce que nous avons, de toujours aller de l’avant et de ne jamais reculer. Et à terme, nous pouvons devenir un grand nom dans le monde de la photographe et des gens de différents pays pourront nous rejoindre pour faire partie du festival. Nous avons commencé et nous continuerons.
Fanny Lambert