Les photographies d’Alix Cléo Roubaud furent rarement exposées durant sa courte vie. Remarquée par Alain Desvergnes, la série Si quelque chose noir figura aux Rencontres d’Arles en 1983, quelques mois après la mort de la photographe. L’exposition présentée à la BnF fait émerger de l’ombre ce corpus mystérieux créé dans le bouillonnement et l’urgence d’un travail sans concessions.
« Que je dise, voilà, c’est tout. Telle est l’image. Image qui confine au mutisme. » (Journal, 21.VII.1980)
Le nom d’Alix Cléo Roubaud aurait pu sombrer dans un profond oubli, n’eût été la publication grâce à Jacques Roubaud d’une partie de ses écrits intimes, et de quelques photographies choisies. Cette publication partielle ne rendait cependant pas perceptible l’ampleur du corpus — plus de 600 tirages uniques — laissé par la photographe. La découverte de ces images les éloigne non seulement de l’ombre, mais du statut illustratif que leur présence au sein du Journal aurait pu suggérer. Les sujets, qu’ils touchent à sa vie quotidienne, à ses amis, ses voyages ou son couple en paraissent, de prime abord, ténus. « Il est complexe de démêler la vie et l’œuvre », fait observer Hélène Giannecchini. En effet, cet œuvre est avant tout organique. Écrits et images ne peuvent, au fond, être dissociés, et l’intérêt qu’Alix Cléo Roubaud portait à la recherche philosophique en constitue la colonne vertébrale. La pensée de Ludwig Wittgenstein ne dominait pas le monde universitaire à l’époque où Alix entreprit de rédiger sa thèse. Ce choix, peu courant à l’époque, a largement influencé sa pratique photographique, tant la question de l’image irrigue la problématique du philosophe qu’elle étudiait alors. Alix Cléo Roubaud, au-delà de la pratique, se révèle une théoricienne intrépide. Cet aspect de sa pensée éclate dans ses écrits publiés, émaillés de notes sur la photographie, sur sa manière de l’aborder et de la concevoir.
Si quelque chose noir est à cet égard un ensemble singulier, tant dans le panorama de la photographie de cette période que dans l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud. Les images reprennent le principe du haiku , 17 syllabes donc 17 photographies. Elles coexistent avec un texte dont le statut paraît tout droit issu de la pensée de Wittgenstein, pour qui une proposition (logique) était une image. Alix se livre à une expérience quasi alchimique de génération de “l’image” par la photographie et par le texte, en somme par la coagulation des deux, sans que l’une prenne le pas sur l’autre. Présenter l’image sans le texte, ou priver l’image de son jumeau textuel revient à mutiler cette série qu’elle considérait — à l’époque de sa mort — comme la plus aboutie. « Dois élaborer des propositions photographiques », déclarait-elle (p. 66).
Les photographies d’Alix Cléo Roubaud, aussi théorique que puisse être leur soubassement, sont pourtant empreintes d’une sensualité souveraine. Il en émane une fascinante puissance charnelle. Le corps malade, le corps en gloire, le corps amoureux, son propre corps nu et vulnérable engendrent une émotion puissante et vibrante. « […] la pratique de l’autoportrait quotidien, toujours à recommencer » exprime la conscience de la contingence humaine qui imprègne littéralement les images. Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration est une photographie corporelle, physique, une image saisissante de la respiration douloureuse de cette asthmatique gravement malade. L’antique assimilation mystique du souffle et de l’âme s’y dévoile clairement.
S’il ne subsiste aucun négatif des photographies d’Alix, c’est que le tirage était pour elle la matière même, le but ultime de son travail. « La destruction du négatif sera un garde-fou contre la tentation d’approcher à nouveau le souvenir du monde que la photographie enferme. Ce souvenir, une fois le tirage effectué est perdu, ou plus précisément, n’est plus que le souvenir du souvenir », affirmait-elle.
Ce corpus sauvé du désastre après la mort précoce de son auteur témoigne d’une exigence personnelle et d’une solitude créatrice se préoccupant peu des courants dominants. Il occupe assurément une place singulière dans l’histoire de la photographie du second XXe siècle.
Anne Biroleau, conservateur général au département des Estampes et de la photographie de la BnF.
A lire
Alix Cléo Roubaud. Journal (1979-1983), Seuil, 2e éd. 2009, Coll. Fiction et Cie.
Hélène Giannecchini, Une Image peut-être vraie, Postface de Jacques Roubaud, Seuil, 2014, coll. Librairie du XXIe siècle.
Alix Cléo Roubaud. Photographies, catalogue de l’exposition sous la direction d’Anne Biroleau-Lemagny, Hélène Giannecchini et Dominique Versavel, Éd. de la BnF, 2014.
EXPOSITION
Alix Cléo Roubaud, Un sens exact d’asymétrie
Jusqu’au 1er février 2015
Bibliothèque nationale de France
François Mitterand
Quai François-Mauriac
75706 Paris Cedex 13