Depuis plus de quarante ans, le photographe navigue entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre les ombres, la poussière et les traces, dans un dédale puissamment orchestré. Le choc des milieux et des tempéraments au cours d’une traversée énigmatique à voir dans une monographie publiée par les éditions Xavier Barral et une exposition au théâtre de la Colline à Paris sous l’égide de Wajdi Mouawad.
Il y a de la magie au contact des photographies d’Alain Willaume, comme si elles étaient capables de faire naître formes et couleurs au sein de notre esprit sans pourtant nous les donner d’emblée. De fait, la plupart des images présentées dans le très bel ouvrage Coordonnées 72/18 ainsi que celles qu’il a décidé de montrer au théâtre de la Colline sont parsemées d’une teinte ténébreuse qui donne un aspect sombre – pour ne pas dire lugubre. Mais cette atmosphère permet l’apparition ; c’est-à-dire qu’avec cette enveloppe obscure le photographe parvient à nous inviter à la contemplation et même, à la méditation devant paysages ou portraits dans une déambulation libre. Alain Willaume est un poète du surgissement. Il sait faire venir l’objet à la conscience pour nous conduire ensuite tout droit vers les rives de notre imaginaire. En témoigne cette photographie d’un cheval enrobée d’une nappe opaque qui le dilue dans une nuit en plein jour et que le photographe voit comme un hymne à une toile de Francis Bacon.
« L’hésitant »
Alain Willaume est aussi un voyageur subtil et silencieux qui sait nous guider vers des zones étranges et vagabondes. Il aime prendre en photographie un certain fatras du monde où se dressent pêle-mêle des cathédrales de pierres, des foules de silhouettes, des déserts où n’apparaissent qu’une fumée dans le lointain. Il érige comme une science de la prise photographique du côté, de l’à côté, de la marge. Chez lui, l’empire des hommes est bien petit et sans cesse la puissance des cieux, l’indomptable chant de la terre, le grondement des eaux se font sentir et nous ramènent à notre condition de mortel. Il y a cet homme à Saint-Petersbourg qui hésite à poser son pied sur la glace qui s’étale en morceaux dans le fleuve Neva complètement gelé. Willaume le nomme l’ « hésitant » et on pourrait dire que toute sa photographie est là : saisir l’instant de basculement entre les mondes, entre les lieux et les époques. Car le voyage de ce membre du collectif Tendance Floue est avant tout une traversée méditative et sensible dans un univers qui sort droit d’un regard résolument unique.
Chambre noire
Ce regard est celui d’un homme qui s’est fait au contact de la photographie et nous en livre son plus bel aspect : une errance mélancolique et sombre qui reste en quête d’étoiles. Car le propos de Willaume n’est pas pessimiste. Certes, souvent, les clichés donnent l’idée d’un monde noir, peu habité de lumière. Mais en même temps, comme le spectateur au théâtre convié dans une chambre noire, il peut décortiquer à l’envie des images ainsi qu’un chimiste ses substances dans son laboratoire. Les photographies épousent le procédé d’un chercheur d’ombres qui veut les saisir pour en faire jaillir les espaces de lumière. Rares sont les clichés en couleur, mais ils ponctuent le parcours du regardeur comme une piqure de rappel que la couleur existe bel et bien et qu’elle est justement difficile à fixer, car tributaire du mouvement.
Inclassable
Willaume ne semble pas avoir de plan en tête lorsqu’il attrape quelque chose du monde, mais il sait capturer des instants rares, sinon uniques, qui forment la poésie de son travail. Il y a par exemple cet oiseau qui passe entre deux tours géantes en Corée du Sud. « Un des miracles de la photographie : je suis en train de photographier ces immeubles qui ont la tête dans les nuages. Dans mon viseur, cet oiseau passe. J’appuie sur le déclencheur. C’est une photo. » dit-il dans la légende à la fin de l’ouvrage Coordonnées 72/18. On comprend que l’acte photographique est chez lui l’affaire d’une situation trouvée, ou plutôt, d’une position certaine sur le monde. Cette position est, comme il le dit lui-même pour décrire une photographie, « indéterminée », c’est-à-dire que le photographe a trouvé le moyen de flotter comme un nuage dans la vaste balade qu’il fait au monde depuis ses débuts dans les années 1970. Là, il prend le visage de jeunes militaires français qui conduisent un convoi de chars en Allemagne. Ici c’est un robinet ouvert et nous apprenons en lisant la légende que l’eau est contaminée. Ici encore ce sont les énormes entrepôts de stockage dans le port de Douala au Cameron. Inclassable, le photographe est de tous les terrains, mais toujours avec sa note à lui, son oeil qui perçoit le mouvement du monde, l’esprit de la tectonique des plaques. Là, par exemple, c’est une vue d’un volcan en Indonésie. Dans le magma sombre et intense, peut-être que Willaume puise l’énergie fondamentale de ses photographies. Son ouvrage s’ouvre sur un poème d’Henri Michaux. « Et les souffles du désir sont devenus des plaintes. » Avec Willaume c’est l’inverse. Le souffle d’une plainte devient un immense désir.
Jean-Baptiste Gauvin
L’exposition « Mélancolie des collines » a lieu au théâtre de la Colline
15, rue Malte-Brun 75020 Paris du 08 janvier 2019 au 28 décembre 2019
Le livre « Coordonnées 72/18 » est édité aux éditions Xavier Barral, regroupant 280 photographies couleur et noir et blanc, de 1972 à aujourd’hui. Prix de vente : 49 euros.