L’Académie des Arts de Berlin révèle la relation stimulante qu’entretenait la photographe originaire d’Allemagne de l’Est avec l’artiste américano-suisse. Une exposition en regards croisés célébrant la pratique artistique libre et absolue de Gundula Schulze Eldowy.
De grands clichés en noir et blanc sont suspendus au plafond. À travers ces visages, résonne le récit d’un Berlin-Est marqué par la guerre, d’une ville écrasée par son sort. Le portrait de cette femme âgée, le buste dévêtu et le regard abrubte, parvient à transpercer le silence. Il est issu de la série ‘Tamerlan’ réalisée par Gundula Schulze Eldowy entre 1977 et 1989, dans laquelle elle documente le parcours de Elsbeth Kördels – surnommée ‘Tamerlan’ par son mari -, dans l’épreuve de la maladie jusqu’à l’amputation.
‘Tamerlan’ fait partie des trois séries que Schulze Eldowy dévoile à Robert Frank (1924–2019) lors d’une rencontre informelle à Berlin-Est en 1985 avec d’autres photographes. Elle lui présente également ‘Aktporträts’, une série de portraits de son entourage, de ses voisins, dans des mises à nue pleines de dignité.
Âgée seulement d’une trentaine d’années, le regard subversif que Schulze Eldowy porte sur sa société marque Robert Frank, qui est lui déjà l’un des plus grands photographes de son temps. Un coup de foudre artistique entre deux photographes de près de trente ans d’écart semblant irrémédiablement partager un même langage. Contre vents et marrés et depuis des mondes aux antipodes, ils entament dès lors une relation épistolaire jusqu’à ce que la jeune photographe puisse le rejoindre à New-York.
“Garde la tête haute !” : ces mots dont l’exposition tire son titre sont ceux de Robert Frank adressés à Gundula Schulze Eldowy en réponse à un poème de quelques vers couché sur un bout de papier. À la chute du Mur, une nouvelle ère née et Schulze Eldowy est l’une des premières photographes de l’Est à se rendre à Manhattan. Pour elle, il s’agit de la première étape d’une vie d’itinérance qui perdure jusqu’aujourd’hui.
À la manière d’un album de famille, des photographies de Robert Frank, dont certaines avec sa femme la sculptrice June Leaf, avoisinent des images montrant la jeune photographe, avec Pablo notamment, le fils de Robert Frank, disparu en 1994. Elle fait résonner les photographies de ses cactus qu’il avait la manie d’embouteiller avec celles des fleurs ‘Morning Glory’ dont Pablo lui glissait des graines dans les lettres qu’il lui adressait à Berlin.
S’il est périlleux de mettre des mots sur ce qui unit Robert Frank et Gundula Schulze Eldowy, leur relation sincère et mystérieuse se savoure tel un road-movie : le regard de Frank dans le rétroviseur résonne avec le visage innocent de Schulze Eldowy derrière un pare-brise, brisé en mille éclats.
Les trois années new-yorkaises ouvriront, pour la photographe allemande, le champ des possibles qu’elle explore à travers divers supports comme la vidéo et le polaroid. Elle expérimente le pouvoir de la double exposition dans sa série ‘Spinning on My Heels’ à mi-chemin entre la peinture et la photographie. Manhattan dans un incroyable jeu de miroirs, où des passants se fondent à des réminiscences du passé et où les mariages de teintes revêtent une profonde musicalité.
Par les mots et l’image, Gundula Schulze Eldowy évoque les événements et les rencontres qui ont forgé sa vie avec une esthétique de l’intime caractéristique, s’agissant aussi bien de sa propre intimité que de ses photographies sociales. Les images dont elle est tour à tour l’auteur et le sujet défilent rythmées par les écrits tirés de son journal et procurent à cette exposition une fureur narrative.
Noémie de Bellaigue
Keep a Stiff Upper Lip! à l’Akademie der Künste jusqu’au 1er avril 2024.
Akademie der Künste
Pariser Platz 4
10117 Berlin-Mitte