Comment est né le projet de Afrique du Sud, portraits chromatiques ?
En 2006, nous avons découvert David Goldblatt aux Rencontres photographiques d’Arles. Ce fût un choc. Ses photographies révélaient une autre histoire de l’Afrique du Sud et de l’apartheid. Une histoire intime qui a mis bien du temps à sortir de ce pays. Héritier de Paul Strand et de Walker Evans, David Goldblatt n’a jamais cessé de photographier sa terre natale, ses contradictions, ses valeurs, ses contrastes. Noirs, blancs, indiens, métis, tous à la même hauteur de regard. Loin des visions manichéennes qui, jusque-là, envahissaient nos écrans. C’est à Johannesburg que David Goldblatt continue à vivre. C’est là qu’il a fondé une école de photographie pour les jeunes défavorisés (The Market Photo Workshop). C’est là enfin qu’il travaille toujours. Cet homme de plus de 80 ans, si prompt à refuser les honneurs, reste optimiste sur l’avenir de son pays, et du “vivre ensemble” dans l’après apartheid. Il est rare de découvrir un si grand artiste. Il est tout aussi rare de découvrir un pays et son histoire avec autant de profondeur, de subtilité et d’humanité.
L’exposition d’Arles est bouleversante !
2011, lors de l’édition de Paris Photo, les galeries sud-africaines sont à l’honneur. Avides d’en connaître plus sur la photographie contemporaine de ce pays, nous rencontrons Zanele Muholi, photographe noire et activiste lesbienne. Elève de l’école de David Goldblatt, cette jeune femme utilise son art pour défendre la cause homosexuelle en Afrique du Sud. Ses portraits (pour la plupart en noir & blanc, cf. Face s& Phases) sont magnifiques. La photographie documentaire prend ici toute sa dimension sociale et humaine. En réalisant ses portraits, Zanele Muholi questionne l’identité du genre et surtout l’approche d’un corps ignoré par toute une société. Une image encore jamais vue.
Cet engagement politique, social et culturel se retrouve à chacune de nos rencontres photographiques sud-africaines : Pieter Hugo, Jodi Bieber, Mikhael Subotzky… Une scène photographique unique au monde et déjà largement reconnue internationalement. Tous interrogent le réel et particulièrement les questions d’identités sud-africaines.
Lors de notre rencontre avec Pieter Hugo, il nous déclarait simplement : « Tout, dans ce pays, est politique. » Politique mais aussi historique. Dans un pays qui a baillonné si longtemps une majorité de sa population, lui interdisant toute représentation de son corps social, des photographes, pour la plupart documentaires, se sont battus, parfois au risque de leur vie, pour construire, patiemment et courageusement, la mémoire collective de cette population aux identités niées et rejetées. A voir, le travail exemplaire de Santu Mofokeng (clairement intitulé Look at me) ou celui, moins connu mais tout aussi passionnant, de Lesley Lawson (sur les “women workers”, ces travailleuses noires montrées enfin dans leur quotidien). Ces hommes et ces femmes ont lutté à leur manière pour rendre à ces habitants leur légitime existence et leur dignité !
Faire un portrait de l’Afrique du sud et “enquêter” sur son histoire et ses nouvelles identités, au-delà des clichés, est une gageure tant ce pays est travaillé par sa diversité raciale et sociale, la résurgence de son passé et sa volonté d’avancer.
Pour raconter cette histoire complexe, le choix de la photographie documentaire s’est imposé comme outil de regard et d’analyse. Une photographie documentaire qui, depuis plus d’un siècle, occupe une place singulière et unique sur le continent africain. Apparue au début du XXe siècle, la photographie sud-africaine a d’abord été ethnographique (voir le travail magnifique d’Alfred Martin Duggan-Cronin, gardien de mines devenu par passion photographe). Avec l’apartheid, cet “art de la représentation” s’est changé en arme de guerre, en arme de résistance. De David Goldblatt à Ernest Cole, il s’agissait de témoigner et d’enregistrer la réalité profonde des Sud-Africains. Grâce aux travaux remarquables de ces photographes, nous avons aujourd’hui accès à une immense mémoire visuelle qui rend compte, à hauteur d’homme, de ce que fut la vie de tous les jours à cette période. Rares sont ceux qui, comme David Goldblatt, eurent le courage de continuer cet admirable travail. Ernest Cole, traqué, finit par s’exiler et meurt seul à New-York.
Au début des années 80, la naissance de la Struggle Photography incarne un virage plus militant, un engagement plus politique. La création d’Afrapix, agence indépendante regroupant plus de 30 photographes, femmes et hommes, toutes races confondues, est un exemple unique dans l’histoire de la photographie-documentaire (parmi ses adhérents, on retrouve des grands noms de la photographie contemporaine comme Santu Mofokeng, Guy Tillim ou Cedric Nunn). Ce collectif se bat pour une Afrique du Sud multiraciale et multiculturelle et a conscience que la photographie est la seule arme possible pour lutter et informer les communautés internationales. Multipliant les publications et les expositions à travers tout le pays, ces photographes s’engagent aussi à transmettre leur art au plus grand nombre.
Aujourd’hui, l’histoire a changé. La fin de l’apartheid a permis à la photographie documentaire de passer de statut d’arme à celui d’outil de création. Avec la libération de Mandela, la couleur a fait massivement son apparition. De nouvelles techniques sont apparues et de nouveaux champs de représentations ont vu le jour. De jeunes talents, surtout des photographes noirs issus des townships, ont pu émerger dans cette démocratie naissante (comme Zanele Muholi ou Thandile Zwelibanzi). Et ce, grâce au Market Photo Workshop, école créée par David Goldblatt en 1989 et ouverte aux jeunes défavorisés par l’apartheid. Parmi les mentors de ces jeunes étudiants, nous retrouvons Jodi Bieber (elle-même formée ici) ou Jo Ractliffe.
Cette scène photographique nous fascine. Toutes deux réalisatrices de documentaires, il est évident que la question du rapport au réel et de sa représentation nous préoccupe. Beaucoup de ces interrogations sud-africaines sont aussi les nôtres, ici en France, en Europe… Que fait-on des nouveaux pauvres, des émigrés, des autres ? Où en est-on avec la mixité sociale, raciale, religieuse, sexuelle… ? Quels sont les nouveaux ghettos qui nous divisent, les nouvelles communautés qui nous rassemblent ? Au regard de tout cela, comment travaillons-nous notre propre mémoire collective ?
Aujourd’hui, le film est dans la boîte. Afrique du Sud, Portraits chromatiques. Quarante ans d’histoire racontée à travers le regard singulier des plus grands photographes de ce pays. Mais il nous semblait important aussi d’élargir la vision du spectateur en proposant aussi une partie plus ancrée dans la réalité d’aujourd’hui. C’est ainsi que nous avons réalisé, en plus du documentaire, quatre courts films à l’écriture tranchée. Quatre films écrits pour une diffusion web. Chromatic Society réunit 7 photographes (David Goldblatt, Mikhael Subotzy, Zanele Muholi, Pieter Hugo, Guy Tillim, Thandile Zwelibanzi et Jodi Bieber) qui répondent à travers une série récente de leur travail à quatre thématiques particulièrement inhérentes à leur pays : l’identité, la violence, la ville et les nouveaux territoires.
Cette forme transmédia s’est imposée à nous en même temps que le sujet, dès le début du travail. Chaque photographe nous apporte ici son regard singulier, un style unique et affirmé dans ses propositions artistiques, comme dans le choix de ses introspections.
Nathalie Masduraud & Valérie Urréa,
novembre 2014.
Extrait
Pieter Hugo dans ‘Afrique du Sud, portraits chromatiques’ réalisation Nathalie Masduraud et Valérie Urréa, production Axe Sud, coproduction Arte France.
VIDEO
South Africa, chromatic portraits
Un film de Nathalie Masduraud et Valérie Urréa
40 ans d’histoire vus par les plus grands photographes sud-Africains.
Avec David Goldblatt, Zanele Muholi, Omar Badsha, Paul Weinberg, Cédric Nunn, Lesley Lawson, Santu Mofokeng, Jodi Bieber, Jo Ractliffe et Pieter Hugo.
Une coproduction Axe Sud/ ARTE France.