A/Fixed est un journal papier anglophone biannuel. Crée au printemps 2017 à l’initiative du journaliste Tsuyoshi Ito, il est coédité par Project Basho, une association photographique basée à Philadelphie, et par l’atelier Benrido Collotype à Kyoto. Son premier numéro, Provoke Generation: Japanese Photography « 60s-70s’ »offre aux lecteurs une profonde relecture du mouvement japonais, de son « un langage à venir » (Takuma Nakahira), plaçant le Japon d’après-guerre comme un acteur essentiel du monde de la photographie.
Dès les premières pages, le conservateur britannique Simon Baker (Tate Modern) déclare que Provoke dépasse par sa portée et son influence durable la connaissance étroite que le public occidental s’en fait. De Provoke, nous n’admirons que les photographes les plus renommés : Daido Moriyama ou Takuma Nakahira sont deux exemples méritants. Mais nous ignorons que le magazine japonais fut une véritable « avant-garde, une tentative non pour créer seulement des images mais pour dévoiler une vision personnelle du monde ». Miyako Ishiuchi, Takuma Nakahira, Daido Moriyama, Yutaku Takanashi, Kazuo Kitai, Hitomi Watanabe… tous conçurent la photographie comme un « médium radical, expressif, subjectif, plutôt déstabilisant. » Ils usèrent, triturèrent et exploitèrent la puissance visuelle de la photographie.
Provoke fut créé en 1968 par le critique Kōji Taki, les photographes Takuma Nakahira et Yutaku Takanashi et l’écrivain Takahiko Okada. Le magazine ne connut que trois numéros, qui par leur extraordinaire densité donnèrent à voir, d’abord au Japon, puis dans le reste du monde, un nouveau langage photographique. Ce langage à venir se construisit dans le contexte socio-politique japonais. En 1969, le Japon est alors marqué par une série de manifestations contre la présence de base américaine sur son territoire, contre la guerre américaine au Vietnam et contre l’édification du plus grand aéroport sur des terrains alors agraires. Cette décennie donne naissance à un très fort militantisme utopique. Paradoxalement, la décennie marque la conversation d’une majorité de la population japonaise à la culture américaine. Le Japon adopte massivement le mode de vie occidental où consommation et succès économique deviennent des valeurs d’épanouissement et de réussite sociale. La jeunesse japonaise est le symbole même de cette ambivalence. Elle est marquée par les avant-gardes abstraites américaines, la contre-culture musicale et cinématographique et le mode de vie Beatnick, elle adopte style de vie et mode de consommation tout en se hérissant contre la présence de militaires américains sur le sol japonais.
A/Fixed propose dans son premier numéro une série de reportages permettant de restituer le climat de cette décennie riche en événements. Ainsi, Pete Duval, rédacteur pour la revue, marche dans les traces des photographes de Provoke. Il visite Golden Gai, le quartier où Daido Moriyama prit le plus grand de ses photographies. Bardés d’enseignes colorées, les rues étroites filent en colimaçon et paraissent sombre, propice aux nuits poisseuses. Le quartier est aujourd’hui devenu touristique mais Pete Duval révèle en certains lieux son âme encore fraîchement préservée. On découvre avec surprise un bar anodin, sombre, habité de son lot d’habitués. À l’étage, Daido Moriyama y avait aménagé son « bureau », conservé aujourd’hui comme tel par le propriétaire des lieux. Le journaliste dévoile également l’atelier Benrido où sont produits depuis plusieurs décennies des tirages au collotype parmi les plus fins du monde. Le journaliste rappelle que Provoke fut également une aventure photographique fondée sur la qualité des impressions et tirages. Cet héritage esthétique japonais fut ainsi « un manifeste pour les livres photographique » des artistes.
Outre l’entretien avec le conservateur britannique Simon Baker, l’interview menée par Hideko Ono d’André Principe, photographe et réalisateur du documentaire Traces of a Diary permet de saisir combien les photographes de Provoke ont pensé leur pratique comme un pendant du journal intime, photographiant jour après l’autre la rue, leur monde, leurs congénères, entraînant quotidiennement leur œil comme un artisan travaillerait de ses doigts son matériau. Tsuyoshi Ito, fondateur d’A/Fixed, s’entretient quant à lui avec Kazuo Kitai. Celui-ci vécut avec le groupe d’étudiants de l’université Nihon pendant les Barricade Strike, ensemble de manifestations, oppositions et occupations d’universités japonaises durant l’année 1968. Kazuo Kitai accompagna ensuite les habitants du village agraire de Sanrizuka alors menacé de destruction par les autorités souhaitant la construction de l’aéroport international de Narita. Le village est aujourd’hui détruit, après plusieurs années de lutte. Jouant un rôle similaire, la photographe Hitomi Watanabe fut l’une des uniques artistes à documenter la vie du groupe Zenkyoto, crée par les étudiants de l’Université de Tokyo. Ses photographies autant que son témoignage racontent la vie du groupe depuis l’intérieur et sa radicalisation en un mouvement citoyen et presque anarchiste.
Comme ligne directrice, le journal semble reprendre à son compte la pensée du photographe Takuma Nakahira dans son livre For A New Language to Come (1970). Nakahira écrivait sur la liberté qu’elle était conditionnée par notre ignorance du monde. « En réalité, que connaissons-nous du monde ? Ne pensons-nous pas seulement croire en connaître quelque chose ? Si c’est le cas, il n’existe pas de liberté sans ignorance. » L’approche d’A/Fixed restitue la curiosité quotidienne de ces photographes, pour ce Japon nouveau, son ambivalence, toute cette jeunesse façonnée par les cultures entrantes et la résistance des héritages, tout l’univers du dehors, du tréfonds des capitales au cœur des actions politiques. A/Fixed permet la (re)découverte d’un langage à venir, jamais formellement structurée mais nourrie pendant une décennie d’échanges et d’expérimentations.
Arthur Dayras
Arthur Dayras est un auteur spécialisé en photographie qui vit et travaille à Paris.
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