Nous sommes en 1969 à New York. Premier jour. Je commence à représenter l’Agence de photos Gamma aux Etats Unis. J’achète Time Magazine au kiosque du coin de la 72e rue où j’habite. Dans l’ours je trouve le nom du directeur du magazine qui me met en rapport avec le directeur de la photographie : John Durniak.
Le même jour je vais voir Durniak qui achète sur le champ tous les reportages que je lui amène : photos de Raymond Depardon, Gilles Caron, Alain Dejean, Christian Simonpietri, Jean-Pierre Laffont…
Très rapidement les pages de politique internationale sont pleines de photos de Gamma.
Gamma a démarré aux États-Unis !
Dans le mois qui suit, je reçois un coup de fil du directeur de la photo de Newsweek : Tom Orr qui me demande de venir le voir au plus vite et veut savoir pourquoi je travaille exclusivement avec Time. Il me propose de venir lui présenter les mêmes sujets qu’à Time qu’il paiera le double !… Ainsi commence la surenchère entre ces deux hebdomadaires, et les prix de nos photos s’envolent. Nos photos sont publiées chaque semaine, les photographes deviennent des stars et leurs noms sont inscrits sous leurs photos. Les commandes arrivent. Je n’ai que deux clients : Time et Newsweek mais grâce à la compétition intense entre ces deux magazines, notre succès est foudroyant. Gamma a conquit l’Amérique.
Je me souviens avec émotion des visites quotidiennes dans ces deux temples du photojournalisme. Je découvre les salles de rédaction. A Newsweek le Newsroom est une grande pièce commune avec le département photo.
Les journalistes tapent furieusement sur leurs machines à écrire, les fils électriques traversent la pièce, les téléphones sonnent sans interruption. Les piles de dossiers et les photos provenant des agences filaires jonchent les bureaux en acier et sur les classeurs aux tiroirs cassés s’entassent des gobelets en carton plein de café froid remplacés le soir par des bouteilles de bière, il y a des cendriers pleins de cigarettes sur toutes les tables et autour des fenêtres. Les rédacteurs et le département photo parlent très fort d’un bout de la pièce à l’autre. Le directeur photo Jim Kenney a les manches de sa chemise retroussées, le col ouvert avec la cravate qui tombe sur le côté. Il m’accueille toujours avec un ‘Madame‘ qu’il adore prononcer en français. Je suis toujours la bienvenue et quand je débarque le vendredi soir au moment de la fermeture du magazine avec des photos de dernière minute, c’est carrément la fête et il commande pour moi du champagne new-yorkais et des sandwiches sur baguette française…
Moments inoubliables, je suis au paradis de la photo et cela durera 20 ans…
En 2008 travaillant sur un article sur le photojournalisme, je retourne à Newsweek voir les quelques amis qui sont encore là.. La salle de rédaction commune a disparue et chacun est dans son coin sur son bureau IKEA derrière un ordinateur. Le téléphone a arrêté de sonner, aucun photographe dans les couloirs, aucune photo sur les murs. Beaucoup de bureaux sont désertés, la dernière personne qui l’occupait a laissé des crayons, des gommes, de grandes feuilles blanches, un vieuw Roller-Desk… Objets du passé… Plus de carte du monde accrochée aux murs. Silence de mort… Toute une culture disparue, Internet est arrivé comme un grand tremblement de terre.
J’avais beaucoup de tendresse pour ce monde pré-Internet maintenant disparu car au-delà du folklore, il y a aussi une façon de travailler, une animation créatrice, un chalenge constant, une compétition exaltante, une force créatrice qui est à mes yeux indispensable avec le journalisme.
Mais peut-on blâmer seulement Internet?
En 2010, l’homme d’affaires Barry Diller rachète le magazine et le combine avec un site entièrement digital : The Daily Beast. La préoccupation essentielle est de vendre le magazine et les célébrités font vendre le magazine mieux que la famine au Sahel. “A moins qu’Angélina Jolie ne soit dans la photo.“ dit un rédacteur qui demande à garder l’anonymat.
C’est le début de la descente aux oubliettes et Newsweek qui devait fêter ses 80 ans en 2013 perd chaque mois un peu plus de son rôle de leader d’opinion.
La circulation du magazine passe lentement de 3.3 millions à 1.5 millions. Après Internet c’est la crise financière et les difficultés de la publicité dans le secteur de l’édition qui sont blâmées…
Vendredi 19 octobre 2012 : dans un message posté sur The Daily Beast on apprend que Newsweek va arrêter son édition papier. Le nouveau Newsweek numérique s’appellera ‘Newsweek Global‘ titre bien pompeux pour un magazine qui se vendait déjà en Europe au Japon au Mexique en Corée du Sud et en plusieurs langues….
« Nous faisons évoluer Newsweek, nous ne lui disons pas au revoir » dit Tina Brown.
Je le vois moi, comme un adieu.
Eliane Laffont, New York, le 20 octobre 2012