La Cigogne est morte…*
Quand l’ancien président Jacques Chirac décora Göksin de la Légion d’Honneur en 2007, il déclara : « Mr Göksin Sipahioglu, fondateur de Sipa Press, la plus grande agence photo du monde ! »
Peut-être que le président exagérait, juste un petit peu, mais c’est un épitaphe approprié pour ce grand bonhomme, qui exsudait l’élégance et la noblesse de ses ancêtres ottomans. Comme les Ottomans, Göksin Sipahioglu entretenait une vision à long terme et une volonté tenace. Il y a un mois à peine, il réfléchissait encore à la manière dont il pourrait racheter l’agence photo qu’il avait fondée en 1969, et qu’il avait été forcé de vendre en 2002. Il m’avait dit il y a quelques années qu’il n’envisageait pas de mourir autrement qu’à son poste, dans le grand bureau qu’il occupait à l’agence, du matin au soir, sept jours par semaine.
J’ai rencontré pour la première fois Göksin au début des années 80. Je venais de commencer dans le métier, sa réputation de « patron de presse » était déjà légendaire ; connue pour ses scoops et son sens du journalisme, Sipa Press était un de ces rares endroits dont les jeunes photographes expérimentés pouvaient espérer pouvoir pousser la porte. Göksin nous avait invités, Christian Poveda et moi, à manger pour discuter de l’absorption de notre petite agence, Visions/Paris, par Sipa. Nous déjeunâmes dans un hôtel près de son agence où il gardait une pièce à disposition pour ses rendez-vous d’après-midi. Il était ravi à l’idée d’accueillir dans son agence une demi-douzaine de jeunes et ambitieux photographes supplémentaires. C’étaient les années bénies où le photojournalisme avait le vent en poupe et ou les trois « A », Sygma, Gamma, et Sipa, étaient en pleine expansion. L’avenir nous ouvrait les bras !
En ce temps-là, régnait un certain dédain pour Sipa Press. Göksin et ses photographes étaient souvent considérés comme des pirates, le style de cet immigré impertinent, un Turc, rien de moins, était peu apprécié par l’establishment des agences françaises. Il avait la réputation d’être un dragueur invétéré, et la rumeur courait que ses photographes ne recevaient pas toujours l’intégralité de leurs soldes. Il faisait des économies sur tout et se fiait plus souvent au système D qu’à une organisation rationnelle, brisait toutes les « règles » pour obtenir les photos de n’importe quel événement important, même si cela voulait dire utiliser les images de photographes non professionnels. Ce n’était pas la qualité des photographies qui importait mais le document en lui-même. Göksin était un journaliste passionné et si ses concurrents les traitait lui et son agence par le mépris, c’était parce qu’ils étaient jaloux de la sagacité et de l’audace propres à sa pratique du journalisme.
L’appétit dont Göksin faisait preuve en matière de nouvelles et concernant les photographes qui porteraient les standards de Sipa à des niveaux toujours plus hauts était gargantuesque. Il développa un réseau de photographes à travers le monde, sachant que les missions et les garanties iraient en premier à ses concurrents mieux établis, mais déterminé à être le premier à mettre le matériel sur le marché, quel que soit l’endroit où l’information se présenterait. Il faisait la cour aux photographes dont il avait admiré le travail dans la presse, leur promettant toutes sortes de choses pour qu’ils rejoignent son agence, avec la même fougue qu’il aurait mise à faire une conquête féminine. Mais les photographes se méfiaient de Sipa Press, qui manquait d’organisation, et ceux qui travaillaient pour Gamma ou Sygma faisait plus d’argent. Tout cela était vrai, mais nulle part ailleurs un photographe n’était plus libre de suivre ses instincts et de couvrir les histoires en lesquelles il ou elle croyait.
Sipa Press était une famille, aurait dit Göksin, et c’était comme ça qu’il entendait gérer son agence. Comme un patriarche aristocrate, avec une famille nombreuse faite de photographes querelleurs, chacun jouant des coudes pour être le fils favori, d’anciennes maîtresses exécutant des tâches variées d’édition ou d’archivage, les petits amis actuels de ces anciennes maîtresses, leurs enfants, des réfugiés politiques, et Phyllis Springer, la compagne de Göksin dans la vie et dans le travail… une grande famille, heureuse, jalouse, colérique, roublarde ! Son bureau était le centre de toute l’activité et sa porte était ouverte à tous, les gens entraient là, semblait-il, pour exprimer leurs opinions sur chaque sujet brûlant. C’était la version orientale de l’auberge espagnole. « C’est du paternalisme ! » s’écriaient ses détracteurs. Peut-être, mais oh combien humain ! Personne d’autre que lui n’a donné sa chance à autant de jeunes photographes.
ÉPILOGUE :
Au début de cette année, j’ai couvert la fin du régime tunisien de Ben Ali. J’ai appelé Göksin depuis l’aéroport pour lui dire que je m’y rendais, il était inquiet à cette idée, « sois prudent… ne te fais pas tirer dessus », m’enjoignit-il. Mon timing était parfait, le lendemain de mon arrivée en Tunisie, le président Ben Ali quittait le pays. C’était le premier signal du Printemps arabe. Après une semaine à couvrir les démonstrations quotidiennes, je commençais à décrocher de ce sujet, la situation ne semblait pas en passe de se débloquer, et tournait à une foire d’empoigne politique entre les différents partis, et je décidai de retourner à Paris. Le lundi suivant, pendant notre rencontre éditoriale hebdomadaire avec Béatrice Garette, la directrice compétente qui a pris la direction de l’agence après le départ de Göksin en 2004, nous avons eu une discussion à propos du fait que j’avais quitté Tunis, et qu’il n’y avait plus personne de l’agence Sipa pour couvrir les événements sur place… oui, j’avais fait une erreur en partant trop tôt. Je lui ai dit alors, « Eh bien, si Göksin avait été là, il m’aurait appelé et il m’aurait convaincu de rester, même contre mon gré. (Göksin savait comme il est important pour un photographe sur le terrain d’avoir des retours de sa base, à la maison, qu’il y a souvent un fossé entre la perception d’un événement à l’endroit où il se passe et celle qu’on en a de l’extérieur). Béatrice répondit, « Eh bien, si vous avez toujours besoin d’un père… » comme pour me faire honte, impliquant par là que j’aurais dû être capable de prendre cette décision moi-même. Peut-être avait-elle raison, mais il était clair pour moi qu’elle ignorait, au fond, ce que demandaient les photographes et de ce fait était incapable de faire tourner correctement une agence photo. Göksin Sipahioglu était le dernier de son genre, il était en effet de bien des manières comme un père pour nous et il nous manquera énormément.
* Avant de devenir journaliste et photographe, Göksin jouait dans une équipe de basketball de première division d’Istanbul, où son surnom était « leylek » ou « cigogne », à cause de ses longues jambes et de son corps constamment élancé vers l’avant.
Thomas Haley, 8 octobre 2011.