Gökshin Sipahioglou, le colosse au coeur tendre.
« Son patronyme évoque le fils du spahi », « celui qui fait la guerre à cheval », le Seigneur, sa haute et fine stature athlétique le désigne comme un leader, ce qu’il fut aussi bien dans sa carrière de basketteur que dans sa vie d’homme de presse.
Né en 1926 à Izmir, sa vocation de journaliste remonte au lointain de son enfance, alors qu’à l’âge de douze ans il mène déjà une enquête sur les souterrains d’Istanbul. Son obstination et sa force de caractère demeurent légendaires depuis l’époque où « la cigogne », comme on le surnommait amicalement alors, devient successivement fondateur, joueur, puis capitaine de son club sportif d’Istanbul et, dans la foulée, membre de l’équipe internationale de basket, chroniqueur sportif, photographe, puis rédacteur en chef de l’Istanbul Express, le quotidien du soir dont il va modifier la maquette pour donner une place primordiale à la photographie.
Son souci d’analyser les événements et de se projeter dans l’avenir pour imaginer les conséquences d’une situation sociale, économique et géopolitique le conduit à fonder un journal à vocation politique auquel il collabore avant d’en assurer la direction; car il a une volonté bien arrêtée ce meneur d’hommes, cet agitateur d’idées. À peine le temps de reprendre son souffle et il quitte la Turquie en 1956 pour couvrir la guerre du Sinaï. Il sera dès lors le premier sur le terrain, tant son audace, sa curiosité, son sens de l’analyse et de l’anticipation sont exemplaires. Le premier à pénétrer en Albanie communiste, le premier à demeurer à Cuba pendant la crise des missiles et à y travailler librement sous couvert d’une fonction de matelot bien improbable ; le premier à devenir grand reporter en costume cravate au Hürriyet, le plus important quotidien turc.
Il réalise le texte et les photos de ses reportages, traque le scoop jusqu’à cette année 1968 où il débarque à Paris pour humer l’air du Quartier latin et assurer la couverture des événements de Mai 1968. Il lui apparaît alors que, de la création des images à leur diffusion, un chaînon semble manquer et il a la certitude que les photographies ainsi produites peuvent être diffusées à grande échelle pour les journaux du monde entier. Il décide donc de fonder à Paris, avec Phyllis Springer sa compagne, « la plus grande agence photo du monde », Sipa, dans ce qui fut sans doute le plus petit local du monde (16 m2), mais situé sur la plus belle avenue du monde, les Champs-Elysées.
On a trop souvent tendance à oublier que Göksin fut aussi un éminent photographe, archétype du grand reporter des jours heureux de la presse, et l’exposition qui lui a récemment rendu hommage révélait son sens du cadrage, son goût pour le mouvement, son empathie et son humanité, mais aussi son habileté à travailler les lumières difficiles, à choisir des sujets qui ont depuis fait l’Histoire et à demeurer perpétuellement en alerte. Ce sont ces mêmes qualités rares qui ont fait que Sipahioglu, l’homme et le directeur d’agence, a su repérer, encourager, diffuser, promouvoir nombre de talents qui se sont affirmés comme les maîtres du photojournalisme, parmi lesquels Abbas, Alexandra Boulat, Luc Delahaye, Catherine Leroy, Yan Morvan, Reza, Michel Setboun, Vladimir Sichov, Christine Spengler, Alfred Yagobzadeh qui, tous, nous ont conté le monde et l’histoire contemporaine
Ce grand séducteur aux manières distinguées et policées, cet infatigable conteur à l’humour très British, ce personnage de roman, fut toujours pour moi un ami rare, délicat, incomparable et les eaux de la Grande Cascade, son refuge gastronomique où il avait pris l’habitude de me narrer ses grands projets, vont désormais chanter un air bien triste.
Agnès de Gouvion Saint-Cyr