L’historienne de l’art Maeva Dubrez a publié un essai riche comme documenté sur l’œuvre de Deborah Turbeville chez ACTEDITION, fruit d’une recherche approfondie. Voici un extrait de son essai :
Cet essai résout l’énigme de l’œuvre de Deborah Turbeville en passant au crible ses tirages photographiques. Elle était bien plus qu’une photographe : sa démarche repousse les limites floues entre photographie et cinéma, explorant constamment de nouveaux horizons. Le parti pris de présenter une étude qui s’écarte de la forme académique est réfléchi. J’ai opté pour une écriture narrative, en passant par une porte dérobée, dans le but de dévoiler une dimension cachée de son œuvre. Cette approche reflète la façon dont Deborah Turbeville elle-même naviguait habilement entre les frontières poreuses de la réalité et de la fiction dans son univers photographique. Je m’appuie sur des faits et des éléments tangibles tirés de sa démarche, tout en menant une analyse éclectique, englobant des perspectives théoriques, philosophiques, historiques, hypothétiques et interprétatives.
Dès ses débuts, Deborah Turbeville s’est révélée être une artiste authentique, traçant son propre chemin sans faire de compromis. Elle a érigé un monde photographique indépendant, habité par une temporalité qui lui était intrinsèque. Cet univers revêtait pour elle une valeur inestimable, une essence profondément enracinée en son être, et il a constitué le cœur même de son regard, un regard qui, indubitablement, a exercé une profonde influence sur l’évolution de la photographie de mode.
Deborah Turbeville a toujours rejeté l’étiquette réductrice de « photographe de mode », préférant laisser ses photographies s’épanouir librement. Pourtant, elle reconnaissait sans réserve que ses collaborations avec l’univers de la mode étaient essentielles à la construction de ses séries photographiques.[1] Sa manière de structurer ses séances photo pouvait être assimilée à celle d’une « petite société de production cinématographique », une description qu’elle a elle-même consignée dans ses notes.[2] Elle réalisait des films qui prenaient vie à travers le viseur de son appareil photo. Les mandats éditoriaux se transformaient en véritables tournages où maquilleurs, actrices, décors, et costumes devenaient des conditions sine qua non pour concevoir ses séries photographiques personnelles. En l’absence de cette séance photo, à l’origine conçue pour l’éditorial « Il bianco e blu di maglia mole » (Vogue Italie, mars 1977), sa mystérieuse série L’Heure entre chien et loup n’aurait jamais vu le jour.
J’ai sciemment sélectionné une planche de l’éditorial du magazine Vogue pour la comparer à un tirage de sa série. Cette photographie a été prise au même instant, sous le même angle. Pourtant, malgré cette simultanéité, elle semble avoir subi une métamorphose étrange. Elle a été figée dans un autre espace-temps tandis que ses modèles se sont transformés en apparitions fantomatiques, errant dans une réalité parallèle que seule Deborah Turbeville pouvait capturer. C’est presque comme si elle avait doté son appareil photo d’un filtre magique, altérant ce qu’il enregistrait autour de lui. Ce constat m’a profondément captivé. Sa démarche était déjà remarquablement atypique : son inspiration première était le cinéma, elle cherchait constamment à créer son propre univers, un monde hors du temps. Puis soudain, je voyais apparaître des spectres dans ses photographies. À mesure que je plongeais encore plus profondément dans l’exploration de son œuvre, l’étrange aura de Deborah Turbeville semblait s’insinuer à travers chacune de ses photographies, les transformant en des énigmes à résoudre : d’où provient ce monde hors du temps, habité par des fantômes ? Pourquoi ces apparitions persistent-elles à hanter ses photographies ? Alors que je parcourais ses carnets soigneusement archivés par la MUUS Collection, je découvrais l’une de ses notes rédigées pour sa biographie, qui confirma cette réflexion : “Souvent décrite comme mystique, Turbeville reste une énigme à la fois pour elle-même et en tant qu’artiste.”
Pour certains, la compréhension des processus à l’origine de ses tirages reste également un mystère. Avant de consulter ses archives, j’étais convaincue qu’elle surexposait ses photographies lors de la prise de vue, comme cela est souvent décrit dans les textes qui analysent son travail. Cette réflexion mérite d’être approfondie. Ma première intention, une fois dans les archives de la MUUS Collection, a été d’examiner ses négatifs utilisés pour l’éditorial « Il bianco e blu di maglia mole » (Vogue Italie, mars 1977). À ma grande surprise, les négatifs réalisés pour Vogue Italie, ne présentaient ni surexposition ni sous-exposition significative. Quant aux sujets photographiés, leur netteté était indéniable, du moins beaucoup plus que dans sa série personnelle L’Heure entre chien et loup. Je me suis particulièrement concentrée sur ses négatifs en couleur où Isabelle Weingarten et Ella Milewicz posent dans une forêt de peupliers. Deborah Turbeville les avait photographiées au moins une quinzaine de fois, mais je n’ai trouvé aucune trace du négatif utilisé pour sa série personnelle. En outre, les négatifs étaient en couleur, tandis que les tirages de sa série personnelle étaient en noir et blanc, ce qui constituait déjà un premier problème. J’ai vérifié maintes fois, mais ce négatif demeurait introuvable.
C’est en parcourant les boîtes de conservation renfermant ses précieux petits tirages, qu’une révélation surgit : sa série L’heure entre chien et loup avait principalement été capturée grâce à un polaroid. Cette constatation levait enfin le voile sur la raison pour laquelle certaines photographies ne se trouvaient pas parmi les négatifs obtenus avec son appareil photo Nikon. En raison de leur capacité à développer instantanément les images en positif, les appareils Polaroid étaient essentiellement utilisés comme outil de test d’éclairage. Le modèle de polaroid utilisé par Deborah Turbeville, le Polaroid Land Camera 190, était équipé d’un télémètre avec la possibilité d’ajuster le diaphragme ainsi que la vitesse d’obturation.[3] Tout semblait indiquer que, même si Deborah Turbeville bénéficiait d’une grande liberté avec ses commanditaires, il était essentiel que les lectrices puissent discerner les collections de vêtements présentées, en particulier dans un magazine comme Vogue. Mais la photographe avait, en parallèle, une autre vision de ce qu’elle cherchait à capturer pour nourrir son propre univers.
L’utilisation du polaroid levait le voile sur le mystère entourant le filtre que j’imaginais posé devant son appareil photo Nikon. Néanmoins, il n’était pas le seul élément en jeu ; Deborah Turbeville avait régulièrement recours à un autre filtre. À l’époque où elle réalisait le shooting « Il bianco e blu di maglia mole » pour Vogue Italie en mars 1977, Bertrand Cardon n’avait pas encore commencé à travailler pour elle. Cependant, il m’a relaté qu’en 1985, lors d’une séance photo pour Vogue US, elle avait demandé une plaque de verre de 60×80 et du « dulling spray », qu’elle avait ensuite dilué avec de l’eau et vaporisé sur le verre avant de commencer à photographier à travers. Ce spray, largement utilisé dans l’industrie cinématographique pour maîtriser la réflexion de la lumière sur diverses surfaces, contribue à créer l’ambiance souhaitée tout en éliminant les distractions visuelles lors de la prise de vue. Deborah Turbeville avait confié à Bertrand que c’était une méthode qu’elle avait perfectionnée lors de ses séances photo aux États-Unis. L’analyse attentive de deux polaroids suggère qu’elle a vraisemblablement employé cette plaque de verre devant l’objectif de son Polaroid Land Camera 190 comme un diffuseur, créant ainsi un effet de brouillard pour atténuer des éléments de l’image et construire une atmosphère encore plus fantomatique. Bertrand Cardon m’a également expliqué que la surexposition présente dans les photographies de Deborah Turbeville n’était pas intentionnelle, mais plutôt le résultat d’accidents survenant lorsqu’elle passait brusquement de basses à hautes lumières. Il m’a raconté qu’elle ne savait pas comment régler la vitesse ou le diaphragme, ce qui entraînait des erreurs, des accidents qu’elle qualifiait de « magnifiques. »[4] Après le développement de ses pellicules, elle conservait systématiquement les images surexposées pour son travail personnel.
Son attrait pour les erreurs ou les « erratas » ne se limitait pas à la phase de prise de vue. Elle collaborait étroitement avec Dawn Close, son assistante et tireuse à New York, qui jouait un rôle crucial dans la création de ses ambiances spectrales. Celle-ci réalisait plusieurs versions du même tirage avec des altérations différentes. En explorant les archives de Deborah Turbeville, j’ai remarqué qu’elle maintenait ses photographies dans un processus perpétuel, inachevé, comme si chaque tirage était toujours plongé dans le bain révélateur, en cours de développement, jamais véritablement achevé. À chaque nouvelle boîte ouverte, je découvrais le même sujet, mais dans un autre format, sur un papier différent, parfois déchiré, gratté, marqué jusqu’à être presque détruit. Certaines photographies présentent même des traces de pinceau ou de doigts, des ajouts chimiques, des virages sépia, ainsi que des internégatifs. En outre, les tirages gélatino-argentiques de sa série L’heure entre chien et loup ont été conçus, pour certains, à partir d’internégatifs issus de ses tirages Polaroid. C’était presque vertigineux. Son processus photographique expérimental n’avait pas de fin, tout comme les histoires qu’elle racontait et qu’elle laissait toujours ouvertes à l’interprétation.
Deborah Turbeville demandait souvent à Dawn Close, sa tireuse basée à New York, d’appliquer des effets de surexposition à partir d’un négatif qui avait été initialement correctement exposé. Dawn Close utilisait alors un temps de pose prolongé pour agir de manière sélective sur les hautes lumières tout en ajustant le contraste du tirage à l’aide de papiers à grade variable. L’acte d’exposer un papier photosensible en laboratoire présente ainsi des similitudes avec l’exposition d’un film photographique durant une prise de vue. Cette technique est précédemment observée par Walter Benjamin lorsqu’il analyse une photographie de D.O.Hill et R. Adamson prise dans un cimetière. L’utilisation des plaques photographiques de l’époque nécessitait une longue exposition et de ce fait, la plaque de verre enregistrait un temps étendu où l’espace photographié avait le temps d’altérer l’image. Walter Benjamin parle alors d’apparition floue qui se révèle “dans les anciennes images [où], tout était fait pour durer.” Emil Orlik, graphiste berlinois au début du XXe siècle, emploie quant à lui, l’expression “accumulation lumineuse.” Visible dans les tirages de Deborah Turbeville, cet amas de lumière dépose un voile éblouissant qui transforme ses actrices, alors vêtues d’habits blancs, en apparitions fantomatiques.
L’erreur photographique fait partie intégrante de l’univers spectral de Deborah Turbeville. Cette dimension m’a immédiatement rappelé l’ouvrage Fautographie, Petite histoire de l’erreur photographique, de Clément Chéroux, qui écrit : « Il est des auteurs hantés par l’erratum. Jorge Luis Borges, dont le goût pour les facéties littéraires est légendaire, ne se souciait guère, quant à lui, des coquilles typographiques, des erreurs de transcription ou de traduction ; il pensait au contraire que les errata viendraient enrichir ses livres. »[5] Tout comme Jorge Luis Borges, c’est l’errata qui confère à l’œuvre de Deborah Turbeville sa puissance, nous captivant et nous hantant à jamais.
Que l’on adhère ou non aux théories de Jacques Derrida, ce dernier souligne dans son film Ghost Dance que “le cinéma [et la photographie depuis son origine] est un art de « fantomachie ».[6] D’après Derrida, le spectre est un être fantastique, mais également fantasmatique. Il manifeste un imaginaire, quelque chose de personnel, à la fois craint et désiré. Cette image spectrale que l’on peut nommer “ectoplasme” ou “spectralité” est “hantée par le vide, par la mort” comme le précise Jean Baudrillard.[7] Jacques Derrida utilise également le terme “spectralité” qu’il renomme “hantologie” pour élargir son sens en tant que “logique de la hantise.”[8] Cette logique s’apparente au retour perpétuel d’un mort. Le cinéma et la photographie, depuis leurs origines, jonglent habilement avec ces “spectralités” qui hantent et manipulent encore de nos jours notre imaginaire. Deborah Turbeville ne faisait jamais explicitement référence aux fantômes. Pourtant, à travers ses œuvres, elle esquissait des silhouettes, des ombres, des visages anciens « qui apparaissent (…) piégés dans le temps, ce qui soulève des questions sur d’autres réalités. »[9] Dans son livre Past Imperfect, elle évoque des êtres venus « d’un autre monde dans lequel nous n’avons pas été invités à entrer. Tous ces visages me hantaient… J’avais envie de les photographier… Ils semblaient être ressuscités, rassemblés (captés dans Paris) par le monde de la mode… et défilaient maintenant devant moi.”[10] Ainsi, que ce soit à travers les théories de Jacques Derrida, la philosophie de Jean Baudrillard ou l’univers de Deborah Turbeville, la photographie apparaît comme un espace où les frontières avec le cinéma s’estompent, tout comme celles entre le tangible et l’intangible. C’est un lieu où passé et présent dialoguent, où les spectres de la mémoire prennent vie pour nous hanter, et où la mode elle-même semble se transformer en une apparition fantomatique.
Dans cette perspective, la démarche de Deborah Turbeville s’inscrit dans une perspective où la photographie transcende les limites de l’industrie de la mode pour s’aligner davantage sur la conception théorique de l’image, telle que développée par Philippe Dubois[11] et Siegfried Kracauer.[12] Ils attribuent à la photographie une capacité d’enregistrer “un hors temps de la mort” et d’offrir « un monde décalé de la réalité (…) un monde des morts, dans son indépendance par rapport aux humains. »[13] En photographiant un sujet, l’instantané fige le vivant, le condamnant à une forme immuable. Il meurt au moment précis de la prise de vue. Cependant, son image continue d’exister, préservée dans un espace-temps déconnecté de la réalité des vivants. L’atmosphère éthérée des photographies de Deborah Turbeville devient un acte d’exécution visant à maintenir le monde de la mode dans un temps suspendu. Il reste à percer le mystère qui sous-tend cette démarche et à découvrir la visée qui l’anime.
Maeva Dubrez – Hidden Under Layers
November 2023, publié par ACTEDITIONS
84 pages. 300 x 450 mm
Français et anglais, traduction de Paula Cook
Disponible dans les bonnes librairies et en ligne.
Notes blibliographiques
- Patrick Roegiers (1986, 5 août), Le charme ambigu de Deborah Turbeville, Le Monde, p. 13 « Je ne travaille quasiment qu’à la commande (…) Les images prises dans l’École des Beaux-Arts [à Paris], où des jeunes femmes posent avec des bandages, résultent d’une commande de Vogue France pour des produits de beauté. L’idée ne m’en serait jamais venue autrement. Le travail commercial est ma vraie création. ».
- DT Loose pages – Biography Notes, MUUS Collection
- Information recueillie en interrogeant Bertrand Cardon, l’ancien assistant de Deborah Turbeville
- DT Loose pages — Biography Notes, MUUS Collection, ‘failures can be beautiful’
- Clément Chéroux, Fautographie, Petite histoire de l’erreur photographique, Crisnée, Éditions Yellow Now, 2003, p.14
- « Le cinéma est un art de « fantomachie » (…) c’est un art de laisser revenir les fantômes (…) Être hanté par un fantôme, c’est avoir la mémoire de ce qu’on n’a jamais vécu au présent, avoir la mémoire de ce qui, au fond, n’a jamais eu la forme de la présence ’, in Ghost Dance, 1983, Ken McMullen, 16’46 min.
- Jean Baudrillard, Marc Guillaume, Figures de l’altérité, Descartes et cie, 1994, p. 37.
- Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 31
- Deborah Turbeville, Past Imperfect, Göttingen, Steild, 2009
- Ibid.
- Philippe Dubois, L’acte photographique, Paris, Nathan, 1900, p.160
- Sigfried Kracauer, L’ornement de la masse, Paris, La Découverte, 2008 (1963), p. 47
- Ibid