À fendre le cœur le plus dur est un texte à quatre mains de Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, écrit à partir d’un ensemble de photographies, d’articles de presse et de lettres, réalisé en 1911 à Tripoli, sur le front de la guerre coloniale italo-turque pour la Libye. Avec cet ouvrage récemment paru aux éditions Inculte-dernière marge, les deux écrivains signent leur participation à un projet artistique pluridisciplinaire également intitulé À fendre le cœur le plus dur, inspiré de la découverte de documents produits par l’écrivain Gaston Chérau, missionné par le quotidien Le Matin à Tripoli entre novembre 1911 et janvier 1912. Le travail scientifique de recherche mené par l’historien Pierre Schill a permis l’identification d’une trentaine d’articles, d’autant de lettres de Chérau à son épouse, et surtout de 215 photographies inédites, qui constituent aujourd’hui une archive importante pour l’histoire du photoreportage de guerre. Cette archive atteste de la vie d’une armée en campagne, des gestes quotidiens sur le terrain comme des scènes de violence, dans la limite de ce qu’il était possible d’approcher pour un photographe du début du XXe siècle.
L’ensemble des documents de Gaston Chérau dévoile un homme partagé entre la représentation publique et officielle de la guerre, qu’il incarne autant qu’il la fabrique, pétrie du contexte culturel et politique de l’époque, et le regard intime et intemporel d’un homme face à l’horreur et à la cruauté. La représentation du conflit, aujourd’hui si commune et caractérisée, et le souci d’une interprétation des documents de Chérau qui ne soit pas seulement historique mais aussi sensible et esthétique, ont dicté l’ensemble du projet. Construit autour d’une exposition, À fendre le cœur le plus dur présente une sélection internationale d’artistes actuels positionnés dans leur pratique dans un rapport critique d’analyse du réel et des situations de violence, et notamment de guerre.
Coproduite par le Frac Alsace et le CPIF (Centre Photographique d’Ile-de-France), cette exposition confronte l’archive de Gaston Chérau à un choix de photographies, de vidéos et d’installations, ainsi qu’à une création chorégraphique. Après le Frac Alsace, elle est présentée au CPIF jusqu’au 20 février 2016. Elle rassemble le français Kader Attia, l’artiste visuelle italienne Rossella Biscotti, le duo britannique Adam Broomberg et Oliver Chanarin, la photographe Agnès Geoffray, la photographe et vidéaste libanaise Lamia Joreige, l’artiste équatorienne Estefania Penafiel Loaiza ainsi que le chorégraphe Emmanuel Eggermont, avec sa collaboratrice plasticienne Elise Vandevelle. Dans un mouvement de phase plus ou moins divergente avec les photographies de Gaston Chérau, chacune des œuvres interroge, du point de vue de son médium, la question du témoignage. Même si Chérau fait le choix de cadrages qui le placent réellement face à l’événement et non à une distance protectrice – à l’inverse de ce que font la plupart des autres journalistes présents à Tripoli en même temps que lui –, ses images révèlent qu’il ne peut être que l’outil du système dont il est le porte-parole. Il épouse passivement le formatage culturel de ce système, et ses photographies participent d’une histoire de l’iconographie de la guerre dont les médias actuels sont les hérauts. Hors de toute littéralité et de tout pathos, les œuvres rassemblées dans l’exposition usent des détours de la narration et de la fiction, de la scénographie et du dispositif, ou encore de la référence et de la citation, pour proposer des modalités décalées de représentation, qui puissent articuler l’objectivité de l’analyse à l’émotion de l’approche sensible.
De leur côté, Jérôme Ferrari et Olivier Rohe ont pris le parti de déjouer l’empathie et la force d’interpellation des images de Chérau – et notamment de celles, excessivement crues, qui représentent des scènes d’exécution – pour évoquer ce qu’elles ne montrent pas mais qu’elles laissent comprendre de l’attitude des puissances occidentales au début du XXème siècle. Le ton est engagé, puissant, avec un style qui tente de faire peser les mots aussi lourdement que les images impactent le regard. Dans un esprit critique post-colonialiste, ils expriment une forme d’antipathie pour Chérau, qui incarne ce qu’ils condamnent, à savoir le colonialisme et l’ethnocentrisme européen. Au-delà de la question de l’engagement, Ferrari et Rohe parlent du lien entre littérature et histoire. La pensée est vaste, elle progresse par références libres dans le temps, allant de Goya à Pierre Loti à Mathieu Riboulet et à John Maxwell Coetzee. Elle cherche à saisir, avec gravité mais sans drame, ce qui se passe au fond de l’esprit humain dans le face à face avec la mort et avec l’autre, qu’il soit l’étranger ou l’ennemi, dans la complexité d’une situation où l’analyse est d’autant moins objective qu’on en est soi-même partie prenante.
L’ouvrage se conclue avec une postface de l’historien Pierre Schill, à l’origine du projet, sur le contexte historique de la guerre Italo-turque. Son essai est précis et riche en informations qui éclairent non seulement l’archive de Gaston Chérau mais aussi comment les écrivains l’ont regardée. Après ce qui pourrait relever chez Ferrari et Rohe d’une écriture dans le tourbillon, où l’économie de l’acte littéraire le dispute à la conscience et à l’engagement, cette postface est limpide. Elle fait mesurer au lecteur l’effort de Ferrari et Rohe de traduire en mots et avec justesse les méandres de l’âme humaine, et combien les mots sont une interprétation avant tout subjective, ce qui est toute l’idée du projet À fendre le cœur le plus dur.
L’ensemble de cette archive, source commune d’inspiration de ces regards croisés, sera publiée aux éditions Créaphis à l’automne 2016 munie d’un appareil critique et d’une mise en perspective à caractère historique.
EXPOSITION
À fendre le cœur le plus dur
Du 15 novembre 2015 au 21 février 2016
Au Centre Photographique d’Ile de France
107, avenue de la République
Cour de la ferme briarde
77340 Pontault-Combault
France
T: +33 (0)1 70 05 49 80
[email protected]
http://www.cpif.net