L’intelligence humaine aux commandes : 50 ans dans l’œil de Libé par Françoise Denoyelle
D’abord l’exposition arlésienne, à l’abbaye de Montmajour, un lieu austère mais frais, propice au choc que procure l’alignement de tant de photographies exceptionnelles. Exceptionnelles, le mot n’est pas galvaudé et s’explique simplement. Depuis 50 ans, des photographes ont choisi des images dans leurs reportages, des directeurs de la photo, des rédactions en ont retenu une ou deux pour alimenter la trentaine qui parait chaque jour. Soit une somme assez conséquente de photographies accumulée tout au long des 52 semaines ou presque (il y eut quelques interruptions du quotidien). À la fin, cela s’appelle des archives, conservées en banlieue dans 280 cartons et 120 autres au siège du journal auxquels s’ajoutent les centaines de milliers de captures sauvegardées dans des serveurs alimentés par le flot ininterrompu des nouvelles images arrivant chaque jour. Ne reste plus qu’à en sélectionner la quintessence pour en faire un livre et retrancher ensuite les deux tiers pour installer une exposition, soit l’éditing supême : la sélection d’icônes qui font l’Histoire.
Encore faut-il que les icônes s’y trouvent. Si je me fonde sur mon expérience des fonds de presse : L’Illustration, Le journal, Paris-Soir, France-Soir (Bibliothèque nationale de France, Archives nationale de France, Bibliothèque historique de la ville de Paris) on y trouve quelques pépites et de quoi s’enchanter comme dans le fonds Excelsior, premier quotidien à vraiment s’intéresser à la photographie (L’Équipe/Roger-Viollet), mais pas dans de telles proportions. À Libération elles y sont à profusion. Images de Francine Bajande, Laurent Van der Stockt, Didier Lefèvre, Patrick Artinian, John Vink, Martine Franck, William Klein, Jean-François Campos, Jérôme Bonnet, Claudine Doury, James Natchwey, Antoine d’Agata, Bertrand Desprez…La liste balaie toute l’histoire du photoreportage de la période, déroule les sautes et les humeurs de la photographie. Chef d’œuvres à tous les étages.
L’exposition les propose publiées, affichées en placard des Unes de Libération comme fil conducteur des événements et des acteurs qui ont marqué ce demi-siècle. Viennent ensuite les tirages en majesté dont le grand format permet de scruter les détails. Les images de conflits armés, de guérillas urbaines, de luttes sociales, de campagnes présidentielles où le candidat fait son show, de conflits sociaux, de violences urbaines, mais aussi l’instant décisif d’un match de foot, l’effervescence dans les lieux de pouvoir et dans les arrières boutiques de la culture… Des portraits, des manifestations, souvent accompagnés du commentaire du photographe. Vrai bonheur de lire et même d’écouter leur culot, coups de chance ou peurs. Xavier Lambours raconte son portrait de François Truffaut, mèche au vent, regard effrayé (Cannes 1983) « Au moment de cette photo on ne savait pas qu’il était malade. Il venait d’apprendre qu’il était condamné. Je crois que c’est cela que l’on voit. Il savait qu’il allait mourir[1]. » Les photographes présents au vernissage ont évoqué leurs souvenirs (Raymond Depardon, Françoise Huguier, Xavier Lambours, Jean-Claude Coutausse …) et plus longuement en fin d’après midi lors d’une table ronde qui réunissait les commissaires Lionel Charrier, Charlotte Rotman et Serge July. Les photographes étaient venus en nombre raconter leur métier, leur passion, leur engagement pour un de ces moments qui s’inscrivent dans l’histoire des Rencontres. Si Christian Caujolle était absent, son nom, répété à l’envie sonnait comme un de ces airs qui vous restent dans la tête. « Libé, c’est July mais la photo à Libé c’est Caujolle », même s’ils ne furent jamais seuls, même s’ils eurent de brillants successeurs. Journaliste au service culturel de Libération, après un bref passage par le CNRS, il a chroniqué les expositions et livres de photographie de 1978 à 1981. Promu chef du service photo, chargé de la politique photographique, éditoriale et visuelle du quotidien[2], il soutiendra une autre photographie dans la presse qui n’a guère de considération pour ses qualités esthétiques et ne s’intéresse qu’aux scoops pour lesquels elle peut investir des sommes considérables. Caujolle, a une ligne éditoriale claire, toujours réitérée : « Nous avions des convictions, entre autres, celles de réellement considérer le photographe comme un auteur, de réunir des diversités d’écriture et de regards et le désir fort de répandre, au niveau international dans la presse, et également dans le réseau culturel, des façons singulières de questionner le monde et de le mettre en forme[3]. »
Des photographies de l’exposition chacun retiendra celles qui l’ont ému, interrogé, perturbé, émerveillé, attendri ou exaspéré. Celles qu’il a retrouvées comme on retrouve un frère d’armes, celles qu’il avait oubliées, celles qu’il découvre comme un cadeau inattendu. Celle de Guillaume Herbaut prise à la Nation, le 29 avril 2002, alors que Jean-Marie Le Pen est candidat au second tour des élections présidentielles. « Au moment où je fais la photo, je vois plein de choses. Je vois deux tableaux. Je vois La Liberté guidant le peuple de Delacroix et Le Radeau de la Méduse de Géricault. La représentation de la République, en train de sombrer, et nous qui nous raccrochons tout de même au radeau. La photo a fait la Une un peu plus tard. » Ou bien celles de Bruno Boudjelal « salarié par Libération pendant un an pour traverser le continent africain » proposant un regard inédit sur des pays si proches, si lointains. Ou bien encore le portrait de « Messerine en cavale » (juin 1979). L’ennemi numéro 1, par Alain Bizos ou celui d’Orson Wells par Xavier Lambours (1982) : « Le Géant ».
J’ai quitté l’exposition hantée par quatre photographies qui montrent si peu et disent tant de l’histoire du monde, de l’histoire des hommes. « Lip Vivra », 4 août 1976. Fotolib[4]. Un « Vivra » large affirmation suspendue en haut d’une tour, sous le logo de la marque Lip, est un étendard des luttes, des espoirs, des utopies. Et pour Libé « l’histoire qui fait rêver la France » alors que le journal est encore au cœur des luttes syndicales et édite Les travailleurs de Lip : 53 photographies au profit des grévistes[5].
« Coup d’État au Mali », 26 mars 1991, de Françoise Huguier. « J’ai vu les mères qui se tenaient près des cervelles de leurs enfants. » Elle photographie la trainée de sang d’un corps tiré sur le dallage d’une morgue. Rien qu’une trace. Comme un hurlement.
« Génocide des Tutsis », 1994, de Gilles Peress. En moins de cent jours, près d’un million de personnes ont été décimées au Rwanda. Un tas de machettes, de lames à l’acier tranchant disent un pays comme un cimetière à ciel ouvert. Le silence des morts.
« Paris Le Bataclan », 13 novembre 2015 de Frédéric Stucin. Un couple. L’un l’autre, peut-être les deux, revenus de l’enfer, s’étreignent. La vie. Quand même, surtout. Une prémisse de « Vous n’aurez pas ma haine » face à la barbarie.
Voici pour l’exposition centrée sur les photographies essentielles. Le livre, plus complexe, avec la préface de Serge July, montre mieux les évolutions de Libération. Si les photographies sont toujours hors des cadres attendus, hors des normes de l’information journalistique, elles sont bien dans la ligne idéologique et politique du quotidien et de ses évolutions de la gauche prolétarienne ultra sectaire à la sociale démocratie en déroute. C’est une autre histoire. Ce sera pour un texte ultérieur.
Françoise Denoyelle
50 ans dans l’œil de Libé
Commissaires : Lionel Charrier, Charlotte Rotman
Exposition à l’abbaye de Montmajour
Jusqu’au 24 septembre de 10h à 17 h
50 ans dans l’œil de Libé
Lionel Charrier, Charlotte Rotman
Préface de Serge July
Paris, Seuil, 2023, 335 pages, 39,90 Euros
https://www.seuil.com/ouvrage/50-ans-dans-l-oeil-de-liberation-charlotte-rotman/9782021510652
[1] Toutes les citations des photographes sont extraites de 50 ans dans l’œil de Libé et ont été recueillies par les auteurs.
[2] Il conçoit les numéros spéciaux consacrés à Jean-Paul Sartre et Jean Cocteau et diffuse avant sa sortie par le Palais de l’Élysée, le portrait officiel de François Mitterrand par Gisèle Freund.
[3] Christian Caujolle carton d’invitation, exposition « VU’ par Robert Delpire », VU’, la galerie, 2 rue Jules Cousin, Paris, 27 avril 2006.
[4] Dans la lignée du mouvement photographe ouvrier d’Arbeiter Illustrierte Zeitung (AIZ) en Allemagne, des rabochii-fotograf de Sovetskoe foto en Union soviétique et de amateurs photographes ouvriers (APO) en France, les photos ne sont créditées que du nom de l’agence et pas celui du photographe.
[5] Les travailleurs de Lip : 53 photographies, préface de Maurice Clavel, Éditions Libération, supplément au n° 42, 1973. Photographies d’Henri Cartier-Bresson, Jean Lattès, Chris Marker, Claude Raymond-Dityvon, Jean-Marie Simonnet. Les photographes de l’APL ne sont pas cités, il y a juste le crédit : Les photographes de l’APL. La maquette, à la demande de Cartier-Bresson a été réalisée par un maquettiste de Paris-Match. La plaquette, répartie en six chapitres, est vendue 5 francs en soutien aux grévistes de Lip