Cette image est extraite du troisième livre de Michel Setboun et Marie Cousin sur les agences. Le livre est intitulé 40 ans de photojournalisme, génération agences. Quatre-vingts photoreporters ont choisi et commentent une image emblématique de leur parcours. L’image que nous publions aujourd’hui est une photographie réalisée par Anthony Suau.
Ce matin-là, dans le nord de la Moldavie, je suis à bord d’une Mercedes marron. Un jeune Roumain, Gabriel, est au volant. L’écrivain allemand Klaus Lutterbeck est assis à côté de lui. Moi, je me trouve à l’arrière. J’observe le paysage en espérant que quelque chose de magique se passe. L’air est pur. Les champs de blé ne semblent jamais en finir… Et puis, tout d’un coup, je le vois.
Un homme est allongé. Le corps mêlé à son vélo, il dort, sa tête reposant confortablement sur une botte de foin. Ses vêtements sont propres et bien coupés. Avec un siège usé et un sac en cuir patiné sur le guidon, la bicyclette ne date pas d’hier… Au vu de leur position, on a l’impression que l’homme et son vélo sont tombés ensemble, tout doucement. Un peu plus loin, trois jeunes garçons jouent aux cartes au milieu d’un champ. Sur la route, un fermier traîne sa vache. L’atmosphère est sereine, rien ne peut indiquer que nous sommes à la fin du xxe siècle. Seul indice : la route goudronnée. La plupart des villages de la région ne sont même pas inscrits sur la carte. “Arrêtez la voiture !, m’exclamé-je, mais lentement, s’il vous plaît, lentement !” Je murmure presque, tant j’ai peur de réveiller l’homme. La voiture est seulement à quelques mètres de lui. Nous le fixons tous les trois, lui, son vélo et ses rêves. Je sors de la voiture, mon Leica M6 à la main et je le mitraille tout en avançant vers lui. Je sais qu’il peut ouvrir les yeux à tout moment et que cette scène pourrait disparaître à tout jamais.
Dans mon objectif, la route est à peine visible, les arbres s’effacent, la lumière tombe parfaitement. C’est à la fois puissant, doux et poétique. C’est une vraie photographie, car je la sens à la fois s’imprimer immédiatement sur ma rétine et affûter tous mes sens. J’arrive au bout de ma pellicule après avoir pris 24 photos. Je reviens à la voiture pour recharger mon Leica et, accompagné de Gabriel, nous allons voir les jeunes qui jouent aux cartes. Nous discutons. Pendant ce temps-là, l’homme dort toujours. Quand nous revenons dans la voiture, Klaus est en train d’écrire. Alors que je ferme la porte, je vois l’homme se lever. Il enlève le foin de ses vêtements et se prépare à remonter sur son vélo. Je n’ai pas le temps de lui parler ; la voiture est en train de démarrer. Nous partons chacun dans des directions opposées. Tout est fini, mais des semaines plus tard, je ramène à Paris ces images soigneusement conservées au fond de ma poche. L’image de ce cycliste endormi au bord de la route est sans doute l’une de mes photographies les plus connues et publiées. Cet instant fugace, comme sorti d’un conte d’enfant, est désormais gravé dans l’éternité.
Propos recueillis par Sophie Rosemont
LIVRE
40 ans de photojournalisme, Génération agences
par Michel Setboun et Marie Cousin
Editions de la Martinière
250 x 285 mm
240 pages
9782732464022
39 €
http://www.editionsdelamartiniere.fr