“C’est le reflet du temps qui passe et cette fleur me l’a révélé” – Inès Dieleman
La photographe a réalisé un travail sur la fleur de pavot en des polaroïds qui proposent une palette chromatique surprenante. Publié avec la maison d’édition de l’agence 37.2, son livre est une ode au végétal.
Votre livre Pavot propose une exploration de la fleur photographiée au polaroïd sous toutes ses coutures. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?
Pour moi, le végétal est déjà un domaine de prédilection et qui exprime beaucoup de choses de sa naissance à sa mort. Il se trouve que je possédais depuis des années un appareil photographique polaroïd de dentiste qui permet de faire de la macrophotographie. Je m’amusais à photographier les iris de tous mes amis avec. Un jour, j’avais un bouquet de pavot en fin de vie sur une table. Et j’ai vu que ces fleurs voulaient m’offrir autre chose que leur réalité de base de fleurs, lorsqu’elles sont fraîches. J’ai fait cette série de manière instinctive, comme dans une transe. Ça a été un moment magique car la fleur s’est donnée dans toute sa splendeur, sa sensualité et sa déchéance magnifique.
Longtemps cette série photographique est restée dans un tiroir. C’est mon agent, Nicolas Huet Greub qui m’a aidé à exhumer ce travail et qui m’a convaincu de le publier, d’en faire un livre.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la fleur de pavot ?
C’est une fleur que je trouve très ambiguë et c’est cela qui m’intéresse. Elle a des pétales légers, presque transparents, comme une robe de princesse, c’est voluptueux et en même temps sa tige est brutale, comme des jambes très poilues. Sa coque évoque des organes masculins, poilus aussi, et son cœur est très gracieux, comme des dessous féminins, comme de la dentelle. En vieillissant, quand elle sèche, elle révèle autre chose. Elle se déforme d’une manière très personnelle comme une femme peut changer, une nouvelle beauté inattendue. C’est le reflet du temps qui passe et cette fleur me l’a révélé.
Les teintes des polaroïds évoluent tout au long du livre, passant du jaune safran au bleu nuit, allant même jusqu’à des pointes violettes… Comment avez-vous réalisé ces variations de couleur ?
J’ai commencé ce travail avec des polaroïds périmés. Ces teintes sont le fruit du hasard des émulsions. La première série du livre est la plus chaude. La seconde perd ses jaunes. La troisième vire au bleu rose. Et la dernière tire vers le brun bleu, avec des manques tant cette émulsion est ancienne.
Jean Santilli qui a écrit le texte parle d’une “fleur vieillissante, flétrissante, soupirante…” d’où émerge pourtant la beauté d’Aphrodite. Cette fragile beauté de la fleur et son “érotisme” singulier ont-ils été au cœur de votre travail ?
Oui, tout à fait. On peut penser à Irving Penn, au travail de Robert Mapplethorpe… Quant à ma rencontre avec l’auteur du texte, Jean Santilli, je le dois au hasard de mes dérives par rapport à ce livre. J’étais à l’origine en train de proposer à l’actrice Charlotte Rampling d’écrire la préface, mais elle s’est finalement désistée étant elle-même entrain de faire un travail plastique. Je trouvais que ces fleurs lui ressemblaient. Puis j’ai travaillé avec mon ami Guido Mocafico qui m’a aidé à rythmer les images, à les voir différemment. Jean Santilli, je l’ai rencontré lors d’une soirée et il venait juste d’achever son ouvrage : “Notre-Dame Déesse & le féminicide des Héros”. J’ai été fascinée et sans réfléchir je lui ai confié le projet de préfacer le livre.
Le livre alterne entre petits et grands formats des polaroïds. Comment a été pensée la mise en page et plus globalement l’objet qu’est le livre ?
Au début, avec mon amie directrice artistique Marine, nous avions mis en page les polaroïds d’une manière très éparse, presque confidentielle. Puis, avec Guido, nous avons réorganisé d’une façon plus “botanique”. Enfin, nous avons décidé avec Marine, en scotchant toutes les images autour d’une pièce, d’alterner gros plans et planches multiples. Nous nous sommes rendues compte que les gros plans permettent vraiment de sentir la présence de la fleur, d’être à son contact.
Dans votre travail de photographe, la fleur semble un élément important. Pouvez-vous nous dire dans quelle mesure, pourquoi et comment vous vous en servez ?
Le végétal en général me fascine. Il est mouvant de sa naissance à sa mort et au-delà. Il exprime des choses, toujours. C’est de la perpétuelle poésie et il est pour moi comme une échappatoire. Il me rassure. Je sais qu’il va me donner quelque chose, échanger avec moi. C’est un univers de poésie absolu.
Le livre a été publié par la maison d’édition de 37.2, agence de photographes fondée par Nicolas Huet Greub dont vous faites partie. Ce dernier souhaite que les photographes de l’agence puissent allier travail de commande et travail plus personnel, d’où justement l’idée de publier des projets comme celui-ci ?
Oui absolument. Chez Nicolas, nous faisons bien sûr un travail de commande et qui permet de nourrir ce genre de projet. Dans notre milieu, les agences ont besoin de notre regard libre pour ouvrir des portes créatives aux campagnes publicitaires. Surtout dans le luxe qui est notre terrain de prédilection. Nous avons justement la chance que ce domaine d’expression soit en demande de nouvelles ouvertures et directions photographiques. Pour les agences, le fait que nous soyons des photographes qui s’expriment est une référence au-delà de la technicité des impératifs des campagnes publicitaires.
Vous travaillez sur un autre projet de livre ?
Oui, il s’agira d’autres séries de polaroïds, mais aussi des photographies du ciel et de l’eau, notamment en Sicile où je vais beaucoup et où, avec l’Etna, les cieux et la mer ont des caractères singuliers.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Gauvin
Inès Dieleman : Pavot
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