Depuis plusieurs mois, le Conseil de l’Europe pointe les dérives dictatoriales du gouvernement d’Erdogan, en Turquie, particulièrement depuis la mise en place de l’état d’urgence qui a suivi la tentative de coup d’état manqué de juillet dernier. Parmi les chiffres alertant, ceux qui touchent à la liberté de la presse : 177 organes de presse fermés, tout particulièrement des médias de gauche ou ceux qui représentent les Kurdes, plus de 150 journalistes incarcérés, 2 500 autres journalistes ayant perdu leur emploi depuis l’été dernier et beaucoup d’autres pratiquant l’autocensure pour se protéger. Confirmant ces chiffres, Reporters Sans Frontières a classé la Turquie à la 155e place, sur un total de 180 pays, dans son dernier bilan sur la liberté de la presse.
« C’est difficile de travailler comme journaliste en Turquie », commente Kursad Bayhan, photographe indépendant. « J’ai été licencié en mai alors que je travaillais pour un journal local. J’ai démarché d’autres organes de presse mais il m’est impossible de trouver un travail parce que tous ont peur, sans compter qu’il ne reste plus que cinq ou six journaux et sept ou huit chaînes de télévision dans le paysage médiatique turc, tous employant un nombre très limité de photographes et de vidéastes. » C’est sans compter les dénonciations calomnieuses dont ils sont régulièrement victimes pour avoir couvert des sujets sensibles.
Le référendum du 15 avril, qui renforce encore les pouvoirs d’Erdogan, a décidé les députés du Conseil de l’Europe à voter une résolution condamnant les atteintes aux libertés fondamentales et à l’Etat de droit en Turquie, tout en ouvrant une procédure « de suivi » qui place le pays sous contrôle et lui propose de l’assister dans son retour à la démocratie.
Les dérives ouvertes d’Erdogan remontent à 2011. Depuis, chaque manifestation a immanquablement été accueillie par une violente répression policière et une manipulation médiatique. Même les manifestations de Gezi Park, au printemps 2013, contre le projet de développement de la place populaire de Taksim, dans le centre d’Istanbul, ont vu les espoirs d’un renouveau politique étouffés par le rouleau compresseur d’Erdogan. Pendant quelques semaines, Gezi avait instauré un mouvement et réussi à transmettre une information alternative, principalement véhiculée par les réseaux sociaux, et à mobiliser des gens à travers tout le pays, assoiffés d’informations fiables et de démocratie. C’est sans surprise à ce moment-là que l’audience de 140journos a explosé, une source d’information alternative née un an plus tôt à l’initiative d’Engin Onder, alors âgé de 18 ans.
Pour faire face à l’impossibilité des médias traditionnels de délivrer des informations cruciales – et ce, pour des raisons de censure ou d’intérêts politiques et économiques –, l’idée d’Onder a été de s’appuyer sur le journalisme citoyen et de l’organiser à la manière d’une rédaction. En d’autres termes, de solliciter, vérifier et disséminer l’information de bénévoles à travers le pays.
« Ils ont récemment décidé d’intégrer la photographie et la vidéo et de couvrir d’autres types d’information – un contenu plus informel », raconte Kursad Bayhan, qui a rejoint l’équipe nommée SO par 140journos il y a quelques mois. « L’idée est de raconter des histoires inconnues. Etant donné que les internautes en Turquie sont principalement âgés entre 18 et 25 ans, nous devons proposer quelque chose de différent, notamment en ayant recours à la musique et à la vidéo puisque nous devons délivrer l’information de façon divertissante pour capter leur attention », poursuit-il.
En plus de Bayhan, l’équipe visuelle se compose aujourd’hui de Cihan Demiral, Kıvılcım Güngörün, Furkan Temir (VII Mentor Program), Çağdaş Erdoğan, Grazia Moreno et du vidéaste Berkant Akarcan. A l’exception de Cihan Demiral, qui vient de l’industrie de la publicité, tous couvrent l’actualité, et souvent l’actualité violente des pays voisins, à commencer par l’Irak et la Syrie. Inspirés par les séries de mode des photographes de conflit comme Paolo Pellegrin et Franco Pagetti, ils se sont lancés dans un projet collectif à l’occasion de la Fashion Week d’Istanbul. « La plupart d’entre nous n’avions jamais couvert la Fashion Week en tant que photographe. On voulait tester nos limites et voir ce que nous pouvions faire de différent. On voulait se voir, nous, photographes de guerre, à la Fashion Week d’Istanbul », raconte Bayhan.
Le résultat, intitulé Fashionista, se complète de photographies documentant la mode au quotidien dans différents quartiers d’Istanbul. « Chaque photographe a abordé le sujet de manière différente », explique Bayhan, qui a produit une série de portraits de top models noires, qu’il met en parallèle avec un reportage sur les réfugiés africains d’Istanbul. Loin de Beyoglu, le centre aujourd’hui déserté mais quoi qu’il en soit libéral de la ville, les photographes ont investi des quartiers plus conservateurs comme Fatih, ou plus bourgeois comme Etiler. Cagdas Erdogan, par exemple, a dressé un inventaire vestimentaire dans le quartier Alévi de Gazi. « C’est un mélange entre la mode et le documentaire. C’est une autre histoire de la mode, comme par exemple celle d’un tailleur d’Alep qui a ouvert une petite boutique à Fatih pour survivre », renchérit Bayhan.
La forme finale se décline sur le Web, les réseaux sociaux, sous forme d’images fixes et animées, d’un livre. Leur intention de diffusion va plus loin. « Nous sommes très jeunes, mais nous sommes très ouverts à l’idée de trouver de nouvelles façons d’attirer l’attention du public turc sur la photographie », s’enthousiasme Bayhan. Ils discutent en ce moment avec certaines municipalités pour afficher leurs images sur les murs, et avec des restaurants pour imprimer leurs photos dans les menus. « Chaque tranche d’âge et classe sociale est exposée aux images avec ces dispositifs, pas seulement les internautes », explique-t-il. « Par exemple, pour initier les gens à la photographie, on partage chaque mercredi une image par Facebook et Twitter, qu’ils peuvent télécharger sur leur téléphone, leur iPad ou leur ordinateur pour en faire un fond d’écran ».
Unis par une motivation commune de faire de l’information un contre-pouvoir démocratique, le groupe chamboule l’offre médiatique turc. Et de fait, Onder n’en est pas à son coup d’essai. C’est également lui qui est à l’origine de Gastronomica, un magazine qu’il a créé il y a un an pour valoriser et populariser la gastronomie turque. « Nous ne sommes pas un collectif, nous sommes un média digital », insiste Bayhan. Pour affirmer son engagement, 140journos prépare d’ores et déjà son prochain projet, intitulé Post-Truth Anatolia – un portrait post-référendum du Sud-Ouest de la Turquie.
Laurence Cornet
Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et commissaire d’exposition indépendante. Elle partage sa vie entre New York et Paris.
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