Il est 7 heures du matin dans le parc des caravanes de Clinton, Missouri. La photographe Ingetje Tadros se tient au milieu des débris de téléviseurs, de meubles abandonnés et de voitures rouillées qui forment le décor de cette zone où les chiens aboient hystériquement. La porte d’une caravane s’ouvre dans un fracas soudain, répandant la lumière dans l’obscurité d’où ce détache la silhouette d’un homme d’une vingtaine d’années. « Ferme-la ! », crie t-il. Tadros intercepte son regard. « Qui êtes-vous ? », grogne t-il. « Qui êtes-vous ? », répond-elle avec assurance, dans un anglais fortement mâtiné de son accent néerlandais. Elle s’avance pour se présenter.
C’est ainsi qu’a débuté la première journée de Tadros au 63e Missouri Photo Workshop de 2011, réputé pour son exigence et sa bienveillance sévère. Mais il en faut plus pour perturber Tadros, surtout lorsqu’elle cherche à faire un reportage d’aussi bonne qualité qu’une grande partie de son œuvre documentaire qui se confronte à des sujets tels que les minorités ou l’injustice sociale.
Née aux Pays-Bas, Tadros n’a cessé de prendre des photos depuis son adolescence. Elle a beaucoup voyagé dans sa jeunesse, avec un intérêt particulier pour les communautés tribales d’Afrique. Elle ne s’est toutefois pas limitée à ce continent, parcourant au fil des décennies plus de 55 pays. C’est seulement au cours de ces dernières années qu’elle s’est lancée en se concentrant sur le photojournalisme. Sa trajectoire a été rien moins que spectaculaire.
En 2015, Tadros a participé à Visa pour l’Image dans le cadre de la promotion de « This is My Country » (« Ceci est mon pays »), documentaire pénétrant sur Kennedy Hill, communauté aborigène basée à Broome, en Australie occidentale. Elle y est partie dans le cadre d’un contrat avec FotoEvidence, et soutenue par l’intérêt de revues telles que Stern. En 2015, elle a remporté le prix de l’Essai Photographique Nikon-Walkley Feature pour ce même travail, exposé cette année-là au Head On Photo Festival de Sydney. A Visa pour l’Image, elle a remporté cette année l’ANI Award. « This is My Country » compte en outre parmi les projections de l’Angkor Photo Festival, organisé au Cambodge en décembre.
Ce reportage n’évoque pas seulement la chance et le fait d’être au bon endroit au bon moment. Il dit aussi la détermination tenace d’une femme qui cherche à être la meilleure photographe possible et ses efforts pour y parvenir.
Durant ces quatre dernières années, Tadros, vivant à Broome avec son mari, où ils tiennent un restaurant, a concentré son attention sur son reportage dans la communauté indigène de Kennedy Hill. Avant de tourner son objectif vers son lieu de vie, elle a toutefois participé à de nombreux workshops dans le monde entier, aiguisant son savoir-faire notamment dans le cadre du Missouri Workshop évoqué plus haut.
« C’était vraiment dur », raconte Tadros à propos de sa semaine à Clinton, Missouri. « Il faut monter trois reportages en deux jours, le principal et deux de rechange. En plus, on ne peut pas commencer à travailler sur un reportage avant que le professeur ne l’ait accepté. Il y a 10 000 personnes et 64 photographes qui courent dans tous les sens pour essayer de monter leur projet : je vous laisse imaginer à quel point c’était fou ! »
Pour ne pas être devancée, Tadros a décidé de partir dans « la pire zone de la ville ». C’est ainsi qu’elle a atterri dans le parc des caravanes. Lorsqu’elle a vu l’homme ouvrir la porte de sa caravane et hurler sur le chien, elle a pensé qu’il était « celui qu’il me fallait ! Je lui ai expliqué ce que je faisais et avoué que sans savoir dire pourquoi, je sentais qu’il était un sujet intéressant. On s’est donc mis à discuter. Il avait le même âge que mon fils : en un sens, on a tissé des liens ». Tadros a découvert qu’il vivait dans la caravane avec sa femme et son bébé. Elle lui a demandé de soumettre l’idée à sa compagne en disant qu’elle reviendrait.
Quand les cours ont commencé ce matin-là, Tadros avait monté ses trois reportages. Après avoir entendu son résumé de celui sur le parc de caravanes, qui constituait son reportage principal, son professeur lui a répondu que c’était un projet trop difficile. « Il m’a annoncé qu’il me fallait aussi l’autorisation de la femme, donc j’y suis retournée. Elle était vraiment sympa et jeune. En tant que mère, je sais entrer en contact avec des gens de cet âge. Je leur ai dit que je devrais les suivre pendant quatre jours et que je n’avais pas le droit de leur donner d’ordres, que j’allais seulement faire un compte rendu de leurs vies, donc que s’ils restaient assis à ne rien faire, je les prendrais en photo assis à ne rien faire. Ils ont accepté. Je suis donc repartie, et le professeur a dit : ‘Non, on ne peut pas vous donner la permission, ce sera trop difficile pour vous.’ J’ai eu beaucoup de problème avec eux, je ne savais pas que défendre mon idée faisait partie de l’enseignement », rigole t-elle en y repensant. Ils m’ont laissée parler pendant une dizaine de minutes. J’ai débattu pour expliquer en quoi c’était un bon sujet, et ce que j’imaginais pouvoir faire avec. Ils ont fini par me donner leur accord. C’était un test en fait ! »
Depuis cette époque, Tadros a bâti de nombreux projets autofinancés autour de thèmes humanistes comme la santé mentale à Bali, où elle a réalisé un essai photographique sur des humains mis en cage, lors de son deuxième Momenta Workshop. Son reportage a été repris par les médias, et largement diffusé et exposé en Asie.
Bien que n’ayant pas besoin de gagner sa vie avec son activité de photojournaliste, Tadros travaille comme pigiste pour diverses agences et journaux, principalement sur des affaires locales. De nombreux évènements ont eu lieu à Broome ces dernières années. Tadros était donc très occupée, mais elle explique : « Je ne fais pas ça pour l’argent, mais pour le plaisir, pour apprendre et pour éveiller les consciences. Je sais que je suis privilégiée. »
C’est ce désir d’éveiller les consciences sur des sujets rarement évoqués ou traités par les médias grand public qui a amené Tadros à se tourner sur son propre lieu de vie, vers la communauté indigène de Kennedy Hill. « Vous êtes-vous déjà promenés dans une communauté aborigène dysfonctionnelle ? » demande t-elle. « L’atmosphère est vraiment très tendue, mais je suis une femme forte. J’y suis allée leur demander qui était le chef. Je leur ai parlé de mon activité et de ce que je voulais faire, pour prendre le temps de tisser des liens, de bâtir une relation. J’ai dû apprendre le langage du corps et comment me comporter avec les femmes, qui sont très fortes, mais aussi avec les hommes. Il faut être conscient de son environnement, et y aller lentement. » A deux reprises seulement, elle a senti que l’ambiance était trop pesante pour qu’elle puisse rester.
« Vous savez, c’est une communauté qui pratique l’alcoolisme compulsif, tout est très tendu et il y a souvent de la musique très fort. Je leur ai parlé de façon brutale, mais je me mets toujours au même niveau qu’eux, ou plus bas ; et je vais au casse-pipe, ça ne me dérange pas. Je leur ai demandé un jour : « Pourquoi vous me laissez toujours venir ? » Ils ont répondu : « La semaine dernière, il y avait un type avec un gros appareil à la grille qui restait là-bas pour prendre des photos. On l’a chassé jusqu’à sa voiture. Toi on ne te chasse pas, parce que tu t’assois toujours avec nous et tu nous demandes toujours avant de prendre une photo. »
Les mois sont devenus des années, et Tadros a construit une banque d’images étonnante, qui embrasse la vie à Kennedy Hill sous ses bons comme sous ses mauvais aspects. Plus elle s’intégrait, plus son accès s’élargissait. Les membres de la communauté ont commencé à l’autoriser à prendre des photos de moments d’intimité. « Je n’utilise pas toutes les photos que je prends, car c’est important de leur en donner en retour. Ils n’ont pas de belles photos de leurs familles et de leurs enfants, c’est super de pouvoir les aider de cette façon. Je leur laisse toujours des tirages. »
L’année dernière, son travail a pris une tournure politique lorsque le gouvernement australien a assigné Kennedy Hill à la fermeture en leur retirant les fonds fédéraux. Quelques-unes des maisons ont déjà été condamnées et clôturées. Tadros explique que la situation à Kennedy Hill est un indicateur de ce qui se passe dans les sociétés tribales du monde entier.
« Si l’on ferme les communautés, le savoir ancestral transmis de génération en génération disparaîtra et les populations seront perdues parce qu’elles seront déconnectées de leur terre, qui les nourrit physiquement, émotionnellement et spirituellement » explique Tadros. « Je cherche à attirer l’attention sur cette situation. J’ai toujours voulu travailler avec les populations tribales, dont les aborigènes font partie. Je vis chez eux. »
Ses photos de Kennedy Hill sont en noir et blanc, ce que Tadros explique être un choix conscient : la beauté du paysage autour de Broome pourrait distraire les spectateurs, qu’elle souhaite voir se concentrer sur les personnes représentées sur les photos. Chaque image raconte une histoire unique, grâce à l’accès dont bénéficiait Tadros, permis par son investissement incroyable, et par le temps qu’elle a donné pour instaurer une relation de confiance avec chaque membre de la communauté.
Même si elle dispose désormais d’un solide ensemble de photos sur Kennedy Hill, son reportage n’est pas terminé. Tadros poursuit ses visites à la communauté presque tous les jours lorsqu’elle est à Broome. Ses photos les plus récentes montrent des squatteurs du bush venus en ville après avoir quitté leurs communautés asséchées du désert, ou les stations d’élevage. « Ils m’ont dit de venir et qu’ils me prépareraient un damper. Viens à 4 heures du matin ! Je me suis donc levée tôt, et j’ai apporté de la farine et des œufs. J’ai pris de belles photos d’eux en train de cuisiner. »
Alison Stieven-Taylor
Ingetje Tadros, This is my country
Publié par FotoEvidence
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