Dans le cadre du Mois de la Photo OFF, la galerie Esther Woerdehoff présente la série Bierfest du photographe Michael von Graffenried.
Quel est le visage de l’intimité aujourd’hui? La trouve-t-on dans l’espace privé, dans la sphère close ? Ou plutôt sur Internet, plus précisément ses réseaux sociaux, ces zones mixtes de l’espace public et de l’espace privé qui invitent les usagers à rendre public, en flot continu, leurs choses les plus intimes, sentiments personnels, petits évènements de leur vie, visites de musée, rencontres, expériences sexuelles, états différents de toute sorte ? Dès que nous posons cette question, le sol semble se dérober sous nos pieds. “Où est l’intimité aujourd’hui ?” constitue une interrogation philosophique et artistique majeure de notre temps.
Et si l’intimité aujourd’hui se donnait à voir, apparaissant en pleine lumière, justement dans certains évènements anciens, portés par une longue tradition historique dont l’apparente répétition du Même cache une véritable révolution, celle d’une intimité contemporaine qui ne trouve sa conscience et son bien-être qu’une fois exhibée ? A ce sujet, Bierfest, le dernier grand travail d’ensemble de Michael von Graffenried, photographe suisse installé à Paris depuis un quart de siècle, lauréat du Erich Salomon-Preis 2010, le prix le plus important de la photographie germanique, à paraître sous forme de livre photographique chez Steidl parallèlement à l’exposition de cet ensemble à Paris dans le cadre du Mois Off de la Photographie, tire en quelque sorte dans le mille. Le livre d’artiste édité par Steidl ne parle pas de “l’Oktoberfest” de Munich, fête de la bière et des rassemblements populaires sous des tentes gigantesques, créée en 1810 par la monarchie de Bavière pour mobiliser la population contre la France de Napoléon, qui se tient les quinze jours avant le premier dimanche d’octobre de chaque année et qui est aujourd’hui la plus grande fête alcoolisée du monde. Dire en Allemagne aujourd’hui que l’artiste a travaillé sur le fameux “Oktoberfest” de Munich serait trop sujet à polémiques.
Michael von Graffenried y est allé en 2010 et 2011, comme un simple visiteur, mais soutenu par un programme d’artiste en résidence de la ville de Munich. Travaillant avec un appareil panoramique, à pellicules analogiques – « seul moyen de faire une photographie sincère » —, il fut, comme dans ses précédentes séries panoramiques qui ont marqué les esprits, sur la guerre civile en Algérie notamment, le contraire du photographe invisible qui prend des photographies à distance au téléobjectif. L’appareil panoramique oblige ou permet, c’est selon, de s’approcher au plus près des personnes photographiées. Michael von Graffenried prend ainsi ses photographies à une distance d’un mètre environ des personnages, en ne regardant pas à travers le viseur, contrôlant le champ de la photo par sa seule expérience et par le fait que, dans cette pratique, l’appareil posé sur sa poitrine « ne fait qu’un avec le corps du photographe », selon Hans Ulrich Obrist. Si l’on se trouve à un mètre seulement d’une personne, d’un couple ou d’un groupe, pour réaliser une photographie, on se trouve déjà dans la zone intime des personnages. Ceci constitue la première dimension importante de ce nouveau travail de Michael von Graffenried. Il est le premier depuis longtemps à nous montrer “l’Oktoberfest“ de Munich, devenue la grande fête mondiale de l’intimité, sans aucune censure, mais avec une considération égale pour tout ses personnages.
Sur un deuxième plan, Michael von Graffenried nous offre un regard inédit, époustouflant sur l’intimité libérée qui existe désormais dans les sous-ensembles, notamment, de cette fête de la bière de Munich, devenue un rendez-vous mondial des intimités recomposées (sur le modèle des familles recomposées). En une cinquantaine de planches, il nous propose un regard inoubliable sur cet espace de rencontres apparemment ouvert à tous vents, mais en vérité segmenté, soumis à des codes d’entrée, comme dans la fête mondiale des gays et des travestis, dont les photographies de Michael von Graffenried resteront des images d’anthologie de notre époque.
En dernier lieu, on regarde, dans cette série photographique, dans les yeux de nombreux personnages qui cherchent une intimité dans la foule, ou qui l’ont cherchée, ou qui ont vécu une grande déception, une soirée terrible. A chaque reprise, on se trouve près de cette intimité, sans que le photographe ne l’exploite. Souvent, cette intimité ne se vit comme telle qu’en s’exhibant. Cette nouvelle série de Michael von Graffenried, Bierfest, rend triste et heureux en même temps. Si l’humanité peut tomber si bas, elle peut également s’élever, par exemple vers la maitrise picturale, dans cette série qui rend hommage à tous les personnages.
Texte de Robert Fleck, critique d’art, professeur d’Art et espace public, et directeur adjoint de la Kunstakademie de Düsseldorf.
EXHIBITION
Bierfest, de Michael van Graffenried
Jusqu’au 20 décembre 2014
Galerie Esther Woerdehoff
36, rue Falguière
75015 Paris
Mar. – sam. 14 h – 18 h
BOOK
Bierfest
Photgraphies de Michael van Graffenried
Editeur : Steidl
112 pages,
29,5 x 24 cm
ISBN : 978-3-86930-680-3