La série se compose de 80 œuvres. Chacune est une paire d’images, un diptyque. Deux plans absolument distincts. Techniquement, les deux images sont assez proches, leur langage plastique est semblable. C’est fait consciemment (la grande profondeur de champ provient des caractéristiques de la matrice de mon appareil photo). C’est pourquoi dans le tableau, les plans peuvent se raccorder l’un à l’autre, ce qui donne une sensation de parenté. Les images qui forment une paire représentent à première vue des éléments de formes ressemblantes.
Je photographie chaque sujet comme un élément perçu tel qu’il est, un archétype. Aujourd’hui le subconscient du spectateur moyen est suffisamment développé, il pense par archétypes. Je prends des objets de l’environnement réel en tant qu’acteurs, puis par le moyen de la photographie, je les fais passer au rang de héros. A ce niveau là, la photo, comme un film, possède sa propre dramaturgie et sa mise en scène. Dans mes mises en scène visuelles, j’organise un nouveau type de conflit au moyen du raccordement des héros.
Dans mon travail, j’utilise la théorie du montage de Kouléchov — je raccorde deux plans différents. Il proposa l’hypothèse suivante : le rapprochement de cadres voisins dans un enchaînement est capable non seulement de créer un contenu cumulé, mais même de changer le sens du contenu de la première image selon le contenu de la deuxième.
Pour vérifier l’hypothèse par l’expérience, il raccorda séparémént le gros plan du visage à l’expression indifférente de l’acteur I. Mozjoukhine avec trois différentes images qui représentaient une assiette pleine de soupe fumante, une jeune fille dans son cercueil et un enfant en train de jouer gaiement avec un jouet.
Après la projection des trois diptyques, tous les spectateurs affirmèrent qu’ils avaient vu trois images différentes du visage de I. Mozjoukhine. Sur la première image, c’était le visage d’un homme affamé désirant manger. Sur la deuxième, celui d’un homme écrasé par le chagrin d’avoir perdu une personne proche. Sur la troisième, un visage exprimant l’admiration devant le jeu de cet enfant.
Je ne réinvente pas l’Effet Koulechov, je l’utilise comme un mécanisme connu, comme un support, mais j’essaie de créer mon propre principe de confrontation entre les images. J’organise un raccord entre des objets très ressemblants extérieurement, mais que rien ne liait jusque là. C’est mon mécanisme dramatique et ma mise en scène que j’organise. Le conflit produit par le raccordement se passe dans la tête du spectateur et fait apparaître un troisième plan. Un plan qui résulte des propriétés et des traits de l’objet représenté sur l’image du dessus reportés sur l’objet représenté sur l’image du dessous, leur interaction engendrant une nouvelle image synthétique — une métaphore. C’est un nouveau type de perception.
Prenons l’exemple avec l’image dont l’acteur est une vitre brisée : les héros, ce sont les formes liées avec les fils blancs. Sur l’image du dessus, c’est la forme de la toile d’araignée qui est le héros. En regardant la toile d’araignée du haut, nous nous imaginons l’araignée qui aurait pu la tisser ; en déplaçant notre regard vers l’image du dessous, nous nous heurtons à une forme visuelle semblable (une forme ressemblant à une toile d’araignée) ; le spectateur commence automatiquement à chercher la réponse à la question : « Quelle araignée tissa cette toile là ? – « L’araignée qui est une pierre volante. »
Dans mes images, des objets qui ont perdu toute signification dans la vie ordinaire, véhiculent soudain (à l’aide du langage de la photographie) de nouveaux sens et créent de nouveau mondes où règnent des conditions de liberté telles qu’elles permettent à l’esprit assoiffé de nouvelles aventures psychédéliques d’y vivre.
Dans ce travail, je n’utilise pas les moyens du montage numérique, ce qui ajoute une nouvelle valeur : la qualité de la présence. Le projet est en noir et blanc parce que seule la forme de l’objet m’importe, la couleur étant une information que j’ai consciemment exclu. Car elle délave le thème. Tout s’appuie sur la forme, la disposition et l’échelle des objets.
La série se termine par une image où par mon travail d’opérateur, j’ai construit le plan de façon à avoir au milieu du cadre une bande de neige comme s’il s’agissait du raccordement de deux images comme dans les œuvres précédentes. En réalité, c’est un morceau de réalité auquel je n’ai pas touché ; la réalité elle-même a créé ce raccordement qui ne cède en rien ni par sa signification ni par son contenu aux raccordements créés par l’auteur. Cette image est appelée à faire naître dans la tête du visiteur la question suivante : « Ce que j’ai vu jusque là, n’était-ce pas aussi raccordé par la nature même de la réalité ? »
Mon idée est que cette question doit rester sans réponse.
Génia Mironov