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Walker Evans, l’amoureux des bas-côtés

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Le Centre Pompidou, à Paris, consacre une rétrospective au père de la photographie de rue. Passants, devantures de boutiques, objets du quotidiens… L’œil d’un amant des bords de route.

« Mais je vague », écrit Walker Evans quand il s’essaye au français alors qu’il poursuit ses études à Paris en 1926. Un professeur de la Sorbonne corrige et ajoute « di » devant le mot vague. Nous comprenons mieux. « Mais je divague. ». Et nous vient d’emblée l’image qui colle si bien à l’artiste américain et que nous pourrions nommer du beau titre d’un ouvrage du poète Apollinaire : le flâneur des deux rives. Walker Evans possède un prénom prédisposé à toute sa vie : walker/marcheur. Son œuvre est celle d’un promeneur solitaire. Quelqu’un qui erre. Qui divague.

En 1926, alors qu’il a tout juste vingt-trois ans, le jeune homme aspire à une vie résolument inverse à celle de son père, publicitaire et homme d’affaires. Il veut être artiste et se rêve écrivain. Il voue une passion sans borne à Baudelaire qui l’inspire beaucoup. Il aime aussi Flaubert, Cendrars, Proust. Mais il dit ne pas avoir assez d’audace pour se lancer dans l’écriture. Il la trouve trop haute pour lui. Il préfère prendre des photographies et fabrique l’inverse de ce qui pourrait plaire à son père, l’inverse de la publicité : des images inutiles. Il photographie des hommes de dos, du linge qui sèche sur des fils, un coin de rue où deux types, un chapeau sur la tête, attendent.

A cette époque, il se cherche, tente, creuse, avant que deux rencontres viennent bouleverser sa vie – et son œuvre. D’abord la relation qu’il noue avec le photographe Lincoln Kirstein et qui va le conduire à entamer un travail sur l’architecture. Puis celle qu’il développe avec la photographe Berenice Abbott – un temps assistante de Man Ray –et qui lui fait découvrir l’œuvre d’Eugène Atget.

Les photographies d’Atget vont puissamment nourrir le regard de Walker Evans. Comme le photographe français en son temps, le jeune américain s’éprend de la contemplation immédiate de l’univers de la rue dans toute sa banalité : les vitrines des magasins, les affiches publicitaires collées sur les murs, les badauds qui passent, les gens qui travaillent.

Le style vernaculaire

C’est ce qui caractérise son œuvre et que le commissaire de l’exposition Clément Chéroux a placé sous le nom de « style vernaculaire ». Toute la rétrospective du Centre Pompidou – qui contient environ 300 photographies et une centaine de documents – a été conçue en suivant cette thématique. « Vernaculaire », explique Clément Chéroux, « vient du latin “verna” qui veut dire l’esclave. Littéralement : “celui qui sert”. Plus encore, dans la définition romaine, “verna” était l’esclave né à la maison à l’inverse de l’esclave qu’on achetait sur le marché. Il était l’esclave le plus bas de la hiérarchie. »

Ainsi Walker Evans se passionne pour ce qui est « utile » ou « utilitaire » dans sa plus grande simplicité. Il photographie les objets du quotidien : des balais, des rouleaux de tissus, des chaussures alignées au pied des devantures des magasins. Il s’intéresse aux affiches publicitaires qui vantent ces objets pour les vendre. Il se passionne pour les écriteaux qu’il trouve aux bords des routes. Il saisit l’écriture de la banalité.

Naturellement, il se tourne aussi vers ceux qui servent : les petites gens. Rarement prises à la dérobée, ses photographies sont des portraits qui magnifient les laissés pour compte des sociétés modernes. Tel docker qui soulève tous les jours des kilos de charbon et qui porte sur son visage les stigmates de son dur labeur. Tel vagabond qui dort sur un banc, un journal en guise de couverture. Et puis, bien sûr, les fermiers du grand Ouest qui survivent à peine en période de Grande Dépression américaine.

Le territoire des abimés

Il y a dans ces portraits le plus célèbre d’entre eux et auquel l’exposition consacre une salle : celui de la fermière Allie Mae Burroughs, épouse d’un métayer qui cultive le coton dans l’Alabama. Deux photographies où s’incarnent le visage de la famine dans ces années difficiles. La fermière est devenue l’icône de la détresse des paysans américains au début des années 1930 : un air grave, les dents serrées, la peau rêche.

Ce portrait a été réalisé dans le cadre d’un programme du New Deal de Roosevelt pour parer aux conséquences de la crise de 1929 et alerter l’opinion publique. Walker Evans est allé avec l’écrivain Agee à la rencontre des cultivateurs d’Alabama entre 1935 et 1937. Véritable pierre angulaire dans son travail, cette série révèle la sensibilité qui a nourri toute son œuvre. Le photographe approche avec tendresse et sympathie les visages burinés de ceux qui triment dans les champs du Grand Ouest.

Se dessinent des têtes inquiètes aux joues creusées par les ventres vides, des corps maigres aux pieds nus et vêtus de haillons, un enfant qui joue sur un plancher sale. Walker Evans immortalise le territoire des abimés. Il montre l’intérieur des petites maisons de bois où logent ces pauvres hères. Il en souligne le dénuement : ici il n’y a qu’une chaise, un balai et un petit chiffon blanc suspendu à un fil de linge.

Mais cette attention au presque rien est surtout la célébration de ce que l’artiste regarde comme une richesse. Walker Evans semble être amoureux de cette beauté-là. Il aime le vide qui se trouve dans la maison des pauvres, l’absolue simplicité. Le rudimentaire. Seulement ce qui sert. Au contraire, quand il s’agit des plus riches, il en montre les déchets, l’inutile. Il photographie un cimetière de voitures à la mode en 1936. Il prend les mégots jetés sur le trottoir, les canettes de bière écrasées sur l’asphalte, la peinture qui s’écaillent sur les murs des belles maisons.

A côté de la vie des autres

Cet amour de l’utile touche jusqu’à sa méthode même. Walker Evans refuse les effets d’artiste. Il ne veut pas ajouter à ses photographies un style qu’il cultiverait et qui le définirait. Il préfère être à la source de ce qui fait œuvre, sans rien de plus : son œil. Clément Chéroux fait justement remarquer, qu’en plus de la neutralité absolue qu’il y a dans ses photographies, il y a une frontalité avec l’objet. « C’est quelqu’un qui nous dit : « Regardez, il y a quelque chose à voir ». Il ne veut pas en rajouter des tonnes. Il fait de l’art en faisant mine de ne pas en faire ».

Walker Evans se passionne alors logiquement aussi pour la photographie vernaculaire, c’est-à-dire la photographie qui n’est pas dite « artistique », mais « utilitaire ». Photographies de presse, photographies de la police qui constate un crime, photographies des anonymes qui posent pour faire un joli souvenir… Il collectionne des dizaines de milliers de cartes postale tout au long de sa vie et lui-même photographie ce monde de la photographie : ici un photomaton, ici une dame en train de se faire tirer le portrait devant un décor savamment choisi, ici une chambre noire.

En se plaçant ainsi, le photographe se fait pur passeur de son regard à lui. Il n’ajoute rien. Il dit que son acte suffit en lui-même : là où il se place pour prendre la photographie. Et sa place est à côté de la vie des autres, sur le bas-côté de leurs routes ordinaires, en observateur délicat de la mécanique du monde.

Il regarde par exemple ces passants qui vont au travail ou en reviennent, ce qu’ils sont dans ce simple instant où ils vont ou partent quelque part. En 1946, il attrape l’image des piétons anonymes des rues de Detroit dans une série qu’il fait pour le magazine Fortune. Quelques années plus tôt, il a glissé un appareil photo miniature dans l’échancrure de son manteau alors qu’il s’assoie sur les banquettes du métro new-yorkais. Il en tire des portraits pris à la dérobée où les simples citadins regardent devant eux dans le vide, somnolent ou bien pensent.

Le photographe fixe l’instant d’un trajet. En passionné des passages.

Jean-Baptiste Gauvin

Jean-Baptiste Gauvin est un journaliste, auteur et metteur en scène qui vit et travaille à Paris.

 

Walker Evans
Du 26 avril au 14 août 2017
Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou
75004 Paris
France

https://www.centrepompidou.fr/

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