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Souvenirs de Carole Naggar

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En Arles, où sont les Alyscamps.

Dans ma tête aujourd’hui tous les étés se mélangent et je ne sais plus à quelle année appartient un souvenir ou l’autre.
Je me souviens de la première année, les arènes presque vides, le sentiment de partager un silence, un secret. La photo n’était pas à vendre. On échangeait des images contre des mots.
Je me souviens de Ralph Gibson à la plage des non-textiles et de ses nymphes en bikini, perlées d’eau de mer.
Je me souviens de Robert Mapplethorpe assis à une longue table près de la piscine. Il fait 35 degrés. Il porte une veste de cuir, d’un pantalon de cuir et de bottes de motard à boucles d’argent. La sueur lui coule des sourcils aux yeux, mais, stoïque, il ne bronche pas.
Je me souviens d’André Kertesz, de son doux mélange de français et d’anglais et de son faible pour les jeunes femmes blondes.
Je me souviens de Willy Ronis, son crâne pointu de faune, en train de raconter ses vols en paraplane.
Parmi tous les dîners (pourquoi?) je me souviens d’un dîner au Poisson-Banane avec Martine Voyeux, rayonnante, Jean-Claude Loiseau, Danielle Digne, Guy Mandery, un pied dans le plâtre, et une amie polonaise depuis disparue, Urszula Czartoryska, son sourire un peu timide et ses manières de princesse.
Je me souviens de la première fois où j’ai vu les photos d’Anders Petersen “Café Lemnitz” et celles de Christer Stromhölm. Le sentiment de rencontrer des âmes soeurs.
A côté des photos d’oiseaux blessés, de joncs et de broussailles, des tombeaux médiévaux, il y avait, je me souviens , un collage de Max Ernst dans la maison de Lucien Clergue rue Aristide Briand : “A Lucien, génie des étangs”.
Je me souviens d’Henri Cartier-Bresson qui me parlait de la Guerre Civile espagnole : ”J’avais le typhus et de grosses pustules sur la tête, et quand je filmais les blessés, j’avais le crâne emmailloté comme eux d’un énorme bandage”.
Je me souviens d’avoir été parfois très heureuse en arrivant en Arles, mais parfois pleine d’angoisse, ressentant la ville comme un lieu fermé où l’on ne peut échapper ni aux autres ni à sa propre surface sociale.
Je me souviens d’avoir fait le pari avec des amies d’enlever et de remettre nos tee-shirts le temps d’une projection aux Arènes. Gagné.
Je me souviens de Lorenzo Merlo, assis dans la cour de l’Arlatan, en train de lire des bandes dessinées et de rire tout seul.
Je me souviens de l’immense espoir qui portait les jeunes photographes faisant la queue dans la cour pour montrer leurs portfolios, du pouvoir qu’ils m’imaginaient avoir, et de devoir les décevoir.
Je me souviens d’avoir dormi à l’arrière du camion de Pierre Mercier, photographe de Lille, parce que Le Matin me donnait 50 francs de frais par jour.
Mais aussi de ma joie à dicter un article au téléphone et d’acheter le journal au kiosque le lendemain: je n’avais alors pas encore trente ans, l’illusion que les opinions comptent.
Je me souviens de la beauté du jardin de Maryse Cordesse, des nappes blanches, de l’odeur des figues et des sorbets à l’orange.
Je me souviens d’avoir marché vers l’amphithéâtre dans un tunnel à l’odeur de salpêtre, entre des rangées de bougies, sur un tapis de pétales de roses.
Je me souviens de descentes sur Arles dans la voiture de sport (rouge, évidemment) de Viviane Esders, le toit ouvrant, l’arrivée sur l’autoroute provençale avec les montagnes violettes de Cézanne à l’horizon. Juillet. Une odeur de lavande et de poussière.
Je me souviens des chevaux des tziganes avançant en file indienne sur le sable aux Saintes-Maries de la Mer, très lentement, au soleil couchant, comme chevauchés par des ombres.
Je me souviens de ma première voiture toute cabossée, une Volkswagen, photographiée sur la plage par Philippe Salaün.
Je me souviens de mon immense tristesse quand, à mon retour des Etats-Unis en 2002, la présentation de Pixelpress fut interrompue par des sifflets, des battements de pied et des hurlements “Capitalistes!” “Ça suffit le 11 septembre!” ( nul n’est prophète en son pays).
Mais par-dessus tout, je m’étonne de me souvenir de si peu. Tous mes souvenirs sans doute sont dans les articles que je livrais aux journaux.
La photo c’est pour se souvenir. Écrire, c’est peut-être pour oublier.

Archives de l’Œil de la Photographie – Carole Naggar
NYC, 22 April 2009

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