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Privat / Privacy

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Ce qui demeure privé dans un monde public crée la distinction entre le visible et l’invisible, une délimitation qui est devenue si mince à l’heure du numérique qu’on pourrait la prendre pour la plus poreuse des frontières. Mais nous qui avons été élevés avant l’avènement de la numérisation ne sommes pas les seuls à devoir nous adapter à ce nouveau monde, il y a aussi tous ceux qui sont nés après nous et ne connaîtront jamais rien d’autre.

La photographie a toujours constitué un moyen de transgresser cette barrière, un point d’entrée dans un monde que nous n’aurions autrement jamais vu ou connu. La photographie témoigne de la nature temporelle de la vie, en réduisant à deux les trois dimensions, en rendant l’éphémère éternel et en en faisant un plaisir pour nos yeux. La photographie devient l’enregistrement de ce qui n’existe plus, si ce n’est ce morceau de papier, ce scan ou cette impression.

Qu’est-ce que nous apprenons vraiment lorsque nous exposons une intimité ? Apprend-on comment l’autre vit, ou apercevons-nous une copie fantomatique de nous-mêmes ? Dans la photographie de Ryan McGinley, nous voyons deux hommes qui s’embrassent alors qu’un épais liquide blanc est projeté autour de leurs bouches. Savons-nous ce que ce que cette image représente, ou juste ce qu’elle prétend représenter ? Devons-nous rire, rougir, glousser, ou être saisis de colère face à cette démonstration sexuelle choquante ? Pouvons-nous gérer ce qui du privé est rendu public si nos propres préoccupations intimes ne voient jamais la lumière du jour ? Comment répondons-nous au fait que ces barrières soient franchies quasiment quotidiennement ?

Privat/Privacy (Distanz Verlag) est une collection d’images magnifiquement produites qui interroge la photographie dans un monde post-intimité. Comprenant des travaux de Ai Weiwei, Merry Alpern, Richard Billingham, Sophie Calle, Tracy Emin, Nan Goldin, Christian Marclay, McGliney, Marilyn Minter, Mark Morrisoe, Laurel Nakate, Dash Snow, et Andy Warhol, parmi d’autres, Privat/Privacy présente une série d’images qui repoussent nos limites.

Comme Jan Verwoort l’écrit dans un essai intitulé « Aller dans l’ouvert et en revenir » : « Nous aimons la distinction entre le privé et le public. Elle divise les espaces sociaux en différentes sphères, créant un sens de l’ordre. Semble-t-il. Le mauvais côté de cette distinction, c’est qu’elle doit être effectuée en permanence, mais ne peut jamais être réalisée avec une clarté totale. Car où se trouve cette ligne magique entre les sphères ? » Une excellente question qui suggère que l’intimité est un état d’esprit, tout comme l’est l’identité publique.

Du fait que l’identité publique est construite très formellement, nous la considérons avec beaucoup d’attention, et nous exprimons des attentes quant aux rôles que les gens doivent jouer pour rester dans la normalité (quoi que celle-ci représente). Mais en privé, toutes ces règles s’évanouissent, et on peut se libérer du masque qu’on a été forcé d’adopter. C’est là, dans l’espace où s’exprime l’énergie psychique, que s’exprime le charme du privé ; plus quelqu’un se sent opprimé par le personnage qu’il a à jouer en public, plus cet espace intime sera important pour lui. Mais comment réagir alors à la question de l’intimité rendue publique ? Ou à la subversion de la sphère publique elle-même, comme on peut la voir dans les photographies d’Edgar Leciejewski, dont les images réalisées dans les rues de New York en 2010 peuvent laisser au spectateur un sentiment de malaise. Leciejewski a promené son objectif parmi ceux qui vivent seuls dans la rue ; oui, ils vivent en public mais ne sont de toute évidence pas conscients de la présence de l’appareil de Leciejewski. Cette forme de photographie de rue présente une déformation curieuse, parce que le style de ces photographies évoque des images de vidéosurveillance. L’iconographie de ce style (l’imagerie basse résolution, les visages brouillés, les cadres volontairement « non-composés ») nous rappellent le travail des policiers et des détectives payés pour espionner leurs sujets.

Est-ce que la photographie de rue est une forme d’espionnage ? Ou apparaît-elle comme cela uniquement quand son iconographie l’identifie comme telle ? Dans ce cas, peut-on excepter une forme d’intimité dans l’espace public, ou de parfaits étrangers ont-ils un droit sur nos visages du simple fait que nous avons pénétré dans leur espace sans le savoir ?

Comme Verwoort le dit dans la suite de son essai, « [Hannah] Arendt le démontre clairement, dans les conditions du Capitalisme, ni le public ni le privé n’existent. Selon elle, les deux concepts n’ont de sens que s’ils sont combinés au sein d’une relation dynamique, devenant les pôles entre lesquels les actes se déplacent librement, un mouvement libre au sein duquel – selon la logique interne de cette action – les bornes de commencement et de fin du privé et du public sont négociées selon une logique du cas par cas. »

Effectivement, la photographie négocie cet espace mieux que bien d’autres médiums. L’image fixe détient un pouvoir qui lui est unique. Elle ouvre une fenêtre sur un monde que nous connaissons autrement mais le débarrasse de tout le contexte qui pourrait nous le rendre trop commun. Elle nous donne juste assez d’informations pour retenir notre regard, nous amenant à considérer et à contempler cet objet qui parle dans toutes les langues sans prononcer un seul mot. Elle nous permet de ressentir ce dont nous ne ferions sinon jamais l’expérience, et peut-être plus cette expérience est privée, plus le sentiment qu’on en retire est intime. Parce que l’intimité est un état d’esprit qui nous transporte dans la sphère privée.

Regardez les polaroids de Dash Snow, dépeignant le monde immédiatement familier et pourtant lointain de jeunes très libérés. Nous voyons du sexe, de la drogue et du rock’n’roll, et au beau milieu, un portrait de Dash blotti dans son lit avec sa toute petite fille résonne différemment ; mais qu’en dire de plus ? Cette photographie a été publiée, formant une autre étape de notre exploration du domaine privé, capable de venir bouleverser nos conceptions sur sa nature.

LIVRE
Privat/Privacy 
Editions: Distanz Verlag
Schirn Kunsthalle Frankfurt, Martina Weinhart, Max Hollein
Allemand / Anglais
24 x 32 cm
240 pages, approx. 300 images, 
ISBN 978-3-942405-89-8
Sortie: Octobre 2012
39,90 €

http://www.distanz.de
http://missrosen.wordpress.com

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