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Nouvelle édition de Roots : la Belgique à la fois étrange et familière d’Harry Gruyaert

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Avec une vingtaine de nouvelles photographies, cette édition augmentée de Roots, initialement publié en 2012 chez Xavier Barral et rapidement épuisé, nous plonge dans la Belgique des années 1970 à 1980. Des premières photographies en noir et blanc à la révélation de la couleur, cet ouvrage explore l’univers si particulier, presque expressionniste, du photographe belge. Il en parle de manière libre.

J’ai eu à Anvers une éducation très catholique. J’étais le numéro deux de six enfants. À la maison, il y avait d’abord Dieu, puis le pape, puis mon père. Ma sœur aînée est devenue missionnaire au Zaïre, où elle s’est fait tuer en 1968. Après mes études, je suis parti le plus vite possible à Paris, en partie pour fuir ; j’y ai travaillé d’abord dans la mode. À New York en 1968, j’ai découvert le Pop Art. J’ai vu ainsi les objets de la vie quotidienne d’une façon différente, avec une autre distance, et avec humour. Cela m’a profondément marqué. Puis je suis allé à Londres où, fasciné par l’image couleur des premiers écrans de télévision, j’ai produit un premier travail abouti, TV Shots, en 1971-1972. C’était un premier « reportage » sur le monde, depuis ma chambre, où j’ai compris la distance.

Il m’est ainsi devenu possible d’envisager de travailler sur la Belgique, car je n’y vivais plus. Il est difficile de travailler sur l‘endroit où l’on habite. On est beaucoup moins aux aguets ; on commence à trouver tout normal. Comme je faisais beaucoup d’aller-retour, je constatais que, souvent, les meilleures images étaient celles prises au début de mon séjour. On était en 1973 et je n’y travaillais qu’en noir et blanc. Tout me paraissait gris. Je suivais parfois le calendrier des innombrables fêtes locales, carnavals, processions et autres, très particuliers en Belgique et sujets à de spectaculaires débordements alcoolisés. Malgré tout, je voulais éviter les pièges sentimentaux ou documentaires.

J’ai mis environ deux ans à y voir la couleur qui m’intéressait. Ce fut une révélation. Par ailleurs, j’ai commencé à voyager en photographiant au Maroc, en Inde, toujours en couleur. Mais il y avait la Belgique, avec ce rapport de refus et d’attirance en même temps. Je savais que c’était un endroit visuellement intéressant, dans lequel il se passait des choses incongrues. Ce n’est pas pour rien que le surréalisme y a été si important. Pour moi, c’était aussi une thérapie nécessaire, pour me débarrasser du sentiment diffus d’« Amour / Haine » dans lequel j’étais empêtré.

À New York, en 1976, j’ai vu l’exposition William Eggleston’s Guide au MoMA, avec de superbes tirages dye transfer, qui donnaient une grande sensualité à la couleur. La découverte de la photographie couleur américaine a été essentielle : j’ai ressenti

une profonde affinité avec cette mouvance, qui m’a encouragé à continuer à photographier la Belgique en couleur. En Europe, la photographie couleur était encore d’une esthétique assez pictorialiste : on privilégiait le « beau » au sens classique du terme. En Belgique, la peinture de James Ensor avait déjà fait des avancées magnifiques vers le grotesque, le sarcasme ou la banalité.

Mes influences proviennent surtout du cinéma et de la peinture. Le travail d’Antonioni sur la couleur a été décisif, au sens où, malgré l’artifice du décor repeint, par exemple, il a réussi à faire passer une émotion intense. Pour moi la photographie n’existe que lorsqu’elle a pris corps dans un tirage, qui doit être l’expression juste de ce que je recherche. Je passe, comme beaucoup, plus de temps à sélectionner mes images et à travailler mes tirages qu’à photographier. Les tirages couleurs ont connu ces dernières années, grâce à la digitalisation, une évolution très significative.

La Belgique est probablement le pays européen qui s’est le plus vite américanisé après la Deuxième Guerre mondiale, d’où la puissance de cette banalité, confrontée au surréalisme et à la force des traditions conservées malgré tout, alors que j’y travaillais avant le tournant du siècle. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins flagrant, l’uniformisation gagne, avec une autre culture de la banalité, moins ancrée dans les traditions. Beau, laid, banalité du beau, beauté de la laideur.

Ces contradictions sont aussi les miennes.

 

 

Harry Gruyaert

Harry Gruyaert est un photographe belge qui vit à Paris, connu pour sa pratique de la photographie couleur. Il est membre de l’agence Magnum.

 

Harry Gruyaert, Roots
Republié par Xavier Barral
45€

http://exb.fr/

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