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L’autre rêve : regard sur le développement socio-économique de l’Amérique depuis 1950

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La Fondation Rosella et Phillip Rolla, à Bruzella, en Suisse, accueille actuellement une exposition intitulée American Dream. Elle présente les clichés évocateurs de grands photographes qui ont représenté les Etats-Unis pendant la seconde partie du 20ème siècle.

« Le rêve américain n’a jamais été mon rêve », déclare le collectionneur Phillip Rolla.« Je l’ai abandonné définitivement en 1962, quand je suis parvenu au terme de mes études universitaires. C’est arrivé pendant une réunion avec certains représentants d’IBM, qui me proposaient un avenir professionnel auprès d’eux. Ils présentaient leur propre version du rêve américain qui, à l’époque, était la norme. La voie vers le succès était énoncée dans les moindres détails : avoir une femme modèle, monter en grade dans l’entreprise et, pour mieux gravir les échelons, renoncer totalement à sa classe sociale d’origine. Tout cela était décrit minutieusement. Face à ces attentes, je suis parti à Turin pour essayer de devenir le meilleur des artisans. Aussi loin que possible du rêve américain. »

Phillip Rolla aime toutefois les photos des maisons qui incarnent ce rêve, représentent l’idée figée d’une promesse faite à tout le monde, celle qui affirme qu’il suffit de travailler assez dur pour avoir accès au confort matériel : une maison, une voiture, une éducation pour les enfants, et une aisance financière supérieure à celle des générations précédentes. Le collectionneur était si fasciné par les photos de maisons américaines qu’il les a collectées pendant de nombreuses années et qu’il a désormais décidé de les exposer, dix ans précisément après le début de la plus sérieuse crise économique ayant frappé le monde depuis la Seconde Guerre mondiale, la crise des subprimes, née aux Etats-Unis. Celle qui, avec le marché foncier, balaie une bonne fois pour toutes le mythe prophétique du rêve américain.

A la question :« Qu’est qui me charme ou me fascine dans les photos que j’aime? », le philosophe italien Giorgio Agamben répond :« Je considère en un sens la photographie comme le lieu du Jugement Dernier ; elle montre le monde tel qu’il apparaît le dernier jour, le Jour de la Colère. » C’est peut-être le Jugement sur l’histoire économique récente des Etats-Unis qui se reflète dans les photographies de la collection Rolla. Si elles semblent en dehors du temps, elles renferment toutefois un contexte historique, une date ineffaçable, le temps des vies suspendues entre souvenir et espoir, entre la réalité et sa reproduction. Les montrer aujourd’hui, c’est éveiller la conscience, offrir une invitation à méditer sur ce qui était et sur ce que nous sommes devenus. Et le Jugement est sans merci.

Il y a dix ans, les premiers signaux d’alarme de l’effondrement des subprimes dans la crise de l’emprunt immobilier retentissaient. La crise qui menaçait le monde entier de faire faillite avait commencé. La Grande Récession était lancée. D’un instant à l’autre, la liquidité du marché s’est évaporée, et les banques ont cessé de se prêter de l’argent entre elles. Le monde allait être sauvé par l’intervention de Banques Centrales, qui ont fourni des sommes d’argent jamais vues dans l’histoire. Il y a eu quelques pertes humaines, comme nous le rappellent les reporters : Lehman Brothers a fait faillite ; il a fallu des milliards pour sauver la Grèce, l’Irlande, l’Espagne et le Portugal ; l’Islande a fait faillite et selon le Journal de la Psychiatrie britannique, dix mille personnes se sont suicidées.

Ce Dies Irae, jour de panique et de colère, est arrivé avec la financiarisation de l’économie et la marchandisation du rêve américain. Pendant des années, en offrant des emprunts immobiliers dans le but d’augmenter les marges de spéculation et du profit, Wall Street a permis à des emprunteurs intrépides, des gens qui n’avaient rien, d’acheter facilement une maison. Les risques de ces investissements imprudents se sont ensuite étendus au marché, cachés dans des titres toxiques complexes, achetés par les banques, les fonds spéculatifs, les fonds de pension et d’investissement, dans le monde entier. Ce type d’opération semblait fonctionner tant que les prix du logement augmentaient ; toutefois, aux premiers signes d’insolvabilité, le château de cartes s’est fatalement effondré, et avec lui, le rêve américain. La crise s’est étendue partout dans le monde, révélant la nature universelle de ce rêve.

La finance commence à contrôler la société américaine, entraînant l’augmentation des inégalités sociales, pathologie persistante de ces trente dernières années. La classe ouvrière et les classes moyennes s’effondrent sous la transformation et la précarité du travail et du revenu, la délocalisation industrielle dans des pays où les salaires sont bas, et la numérisation de la production. C’est la fin du capitalisme industriel et la naissance d’une nouvelle forme de pauvreté, celle des blancs, qui vient s’ajouter à celle des communautés noires et hispaniques, qui ont toujours existé.

L’Amérique n’est plus en mesure de rêver. Même quand l’économie semble se relever, les Etats-Unis restent tristes et amers. Pour supprimer la distance entre le monde réel et les valeurs du rêve américain, un homme devenu riche grâce à la spéculation immobilière a été élu Président. C’est là presque une Némésis de l’histoire, une tentative tragique et désespérée de justice réparatrice pour les injustices subies pendant tant d’années.

« J’aime l’Amérique, c’est pourquoi j’ai refusé le rêve américain. » Il y a une certaine méthode dans l’amour que Phillip Rolla porte à son pays. Elle est dans chacune des photos qu’il a rassemblées au cours de sa vie. Chacune nous rappelle qu’il peut y avoir un départ et un début. Chacune est un autre rêve.

Christian Marazzi

Christian Marazzi est économiste et professeur à l’école universitaire de Suisse Italienne. Il a enseigné à l’Université d’état de New York, l’Université de Padoue, l’Université de Lausanne, et l’Université de Genève. Il est l’auteur de nombreuses publications sur la transformation du capitalisme contemporain.

 

 

 

American Dream
Du 7 octobre au 10 décembre 2017
Rosella et Phillip Rolla Foundation
La Stráda Végia (ex via Municipio)
6837 Bruzella
Suisse

http://www.rolla.info/

 

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