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JR revisite Marseille

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À Marseille, le promeneur évolue parmi les marchés de rue, les tables en plastique couvertes de poisson frais, et les échoppes chargées de mets traditionnels maghrébins. Les voix fortes racontent avec animation des histoires interminables, exagérées, ponctuées d’humour, et les accents mêlent toutes les origines – arabes, provençales, populaires et, plus exotique et occasionnel, les tonalités parisiennes des citadins en quête de chaleur, venus de la capitale pour s’installer à Marseille. Tout au long du front de mer, les senteurs salées se mélangent à celle de la nourriture et des fumées industrielles.

Marseille est le plus grand port de France, et également le plus mythique. Depuis des années, des vagues de migrants choisissent de faire escale ici, comme l’ont fait les marchands de la Méditerranée pendant des siècles, contribuant ainsi à la réputation de la cité phocéenne comme terre d’hospitalité. Rebelle célèbre, modèle de diversité culturelle, parfois réduite à ses dangereux quartiers défavorisés, la cité joue sur son image avec humour et se pose en terrain de recherche pour nombre d’ONG et de personnages politiques axés sur l’assimilation urbaine et le brassage culturel.

Cette image perdure malgré le remodelage économique initié dans les années 1990. Le journaliste Jeant-Laurent Cassely (Slate) explique que pour lui, contrairement à d’autres centres urbains devenus modernes, formels et stériles, Marseille est restée fidèle à elle-même, simple, et populaire. Famille et quartiers ont maintenu des liens forts. C’est un modèle basé sur celui d’une société villageoise traditionnelle, conclut-il. Ancrée sur la Riviera, Marseille a cependant réussi à ne pas évoluer en capitale portuaire élitiste.

Et pourtant, le dernier plan d’urbanisme menace le melting-pot, soulignant peu à peu les inégalités sociales tout en accentuant la spatialisation ethnique. En pleine mutation, le port s’étend vers l’ouest, sous l’impulsion du projet Euroméditerranée, avec ses initiatives architecturales – la conversion des quais en centre commercial ou encore celle des halles en espace voué à l’art. Le réaménagement urbain spectaculaire du quartier de la Joliette incarne parfaitement la métamorphose en cours.

Sur le site de la gare maritime, le hangar JI attend sa transformation. Le parking situé en rez-de-chaussée de ce bâtiment de béton des années 1920 est congestionné de files d’attentes de voitures et de marchandises en cours de chargement sur les ferries à destination de l’Algérie. Le premier étage quant à lui distille une atmosphère bien différente. Un bar proposant des produits bio accueille le visiteur sur plusieurs milliers de mètres carrés avec vue sur la mer. Dans le fond, une paroi amovible annonce l’entrée d’une exposition : Amor Fati, de l’artiste français JR.

JR nous avertit : il nous ramène en enfance. Nous allons plier des feuilles de papier et lancer nos bateaux à l’eau. L’expérience commence par le portrait, réalisé dans une cabine photomaton improvisée, dont l’architecture rappelle les lignes d’un ferry stylisé. Tout autour, la mer et la cité déroulent leurs horizons sans fin. Une minute après le flash, la photographie est livrée, sur une feuille de format A3. Les yeux du sujet couvrent la largeur entière de la feuille tandis que le reste du visage, avalé par la machine, gomme les trois-quarts de la surface, effet malicieux qui fait office d’introduction pour l’étape suivante. Pour ceux qui ont oublié comment faire un bateau en papier, les instructions sont affichées sur de grandes tables disposées autour de la cabine. Pli après pli, l’embarcation éphémère prend forme et se matérialise enfin, sa coque recouverte sur chaque côté de deux yeux grand ouverts.

Trophée en main, le visiteur pénètre dans la prochaine salle, un vaste hangar vide plongé dans une obscurité que troue une grande baie vitrée, à quelques centaines de mètres en face de la porte. Célèbre pour sa façon de transformer les villes du monde entier avec ses collages de photographies géantes sur murs, toits et ruines, JR a ici transformé les quelque 6 000 mètres carrés du hangar en une immense piscine. Au-dessus du bassin monumental, un dédale d’échafaudages ouvre la voie vers de nombreux chemins. On dépose son bateau sur l’eau en le suivant du regard tandis qu’il s’éloigne. On découvre d’autres esquifs, d’autres regards – ceux des autres visiteurs, tout aussi curieux et avides d’explorations. Vers la fin du parcours, on regarde vers la mer, vers le monde, à la fois si proche et si lointain. Le procédé nous renvoie à ceux qui, en ce moment-même, la traversent, suscitant d’autres interprétations qui prennent vie alors que l’on se promène dans l’installation. Le bâtiment résonne étrangement et des scènes de l’actualité s’imposent à l’esprit : ici, un bateau de papier qui coule, là un amas d’embarcations coincées dans un coin et bataillant contre le courant pour reprendre leur progression…

Dès les tout premiers signes de la crise des réfugiés en Europe, JR travaille sur la question. En 2014, il œuvre à Lampedusa, une île située au large de l’Italie. Un bateau transportant des migrants à partir de la Libye coule en Octobre 2013, tirant le signal d’alarme sur la condition des migrants. JR colle une bande de gaze géante sur un paquebot de containers long de 370 mètres, qui a sauvé 250 migrants sur la côte libyenne. À la même époque, il travaille également à Ellis Island, New York, pour comprendre son histoire. Plongeant dans des archives photographiques personnelles et publiques, il agrandi les tirages pour repeupler l’île avec les personnages qui ont façonné l’histoire populaire des États-Unis. Puis il réalise un film et dirige Robert De Niro, marchant parmi cette foule et les bâtiments abandonnés, comme s’il cherchait à renouer avec ses ancêtres. Dans la dernière scène, qui se passe par une journée de tempête de neige, De Niro marche vers la mer.

Ceci n’est pas la première intervention de JR à Marseille. En 2013, il est invité à investir le quartier industriel de La Belle de Mai. à cette occasion, il organise des ateliers participatifs et invite les habitants à raconter leur histoire, encourageant le visiteur à déchiffrer à travers ces voix le tissu social si complexe de la cité. En réalité, la composition de la population et les chiffres s’opposent à la soi-disant diversité de Marseille. Son mélange social et ethnique remonte aux années 1960, lorsque les immigrants arrivent d’Italie et des anciennes colonies pour chercher du travail. Le mythe de la diversité s’efface devant des descendants de migrants qui sont présents depuis une, deux ou même trois générations – comme JR. Si Marseille peut encore donner une indication de ce qui est possible lorsque l’on accepte la diversité, de nombreux sociologues démontrent que la réputation de la cité comme entité multiethnique et multiculturelle tient de la « politique-fiction ». La Nouvelle Société Savante de Marseillologie, qui étudie les aprioris véhiculés sur Marseille, a publié de nombreux articles sur le sujet. Il semblerait que la réputation de la ville soit entretenue avec complaisance par ses habitants eux-mêmes.

Ce discours a cependant des effets indéniables, sur un plan social, et l’installation de JR y fait écho. Il nous explique que le titre, Amor Fati, fait référence à Nietzche et sa description de notre amour pour notre destin. Pour lui, c’est universel. Il y a un lien indéfectible entre le destin collectif et le destin individuel. C’est pour cette raison qu’il a souhaité se focaliser sur les yeux des gens. Il considère le regard comme quelque chose d’éminemment personnel et en même temps, difficile à reconnaître. Lorsque l’on voit tous ces regards flotter sur l’eau, on se rend compte qu’ils pourraient appartenir à n’importe qui. La vie de chacun est un voyage, avec une lumière à l’autre bout, et c’est cela qui nous pousse à continuer, explique l’artiste, cette idée que quelque chose de positif peut survenir, à l’échelle individuelle et universelle. Tout comme les Marseillais, les visiteurs peuvent fictionnaliser leur propre histoire, pour inventer une destinée collective.

 

Laurence Cornet 

Journaliste et commissaire indépendante, Laurence Cornet est une spécialiste de la photographie. Elle réside à New York et Paris.

 

Amor Fati, Carte Blanche à JR
14 mai – 13 mai 2018
J1
23, place de la Joliette
13226, Marseille
France

http://www.mp2018.com/en/evenements/amor-fati/

 

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