Avec Foreigner: Migration Into Europe 2015-2016, Daniel Castro donne un visage aux individus impliqués dans la plus grande crise d’émigration depuis la Seconde Guerre mondiale, avec un point de vue humaniste et empathique. Ses portraits sont ce que la photographie fait de mieux : offrir un lien émotionnel avec la personne représentée, nous pousser à creuser un peu plus profondément, à explorer hors cadre.
En avril 2015, les deux accidents les plus meurtriers de la « crise des migrants » en Europe ont eu lieu en mer Méditerranée. La même semaine, deux bateaux bondés ont chaviré au large de la Libye, au sud de l’île italienne de Lampedusa, causant la mort d’environ 1 200 migrants, selon les estimations, en majorité des Africains.
Assister à ces désastres par le biais des médias a été un élément déclenchant pour Daniel Castro Garcia : trois semaines plus tard, le photographe britannique et son partenaire, le designer Thomas Saxby, (ils sont tous deux nés à Oxford en 1985 et sont connus dans la profession en tant que John Radcliffe Studio) sont partis pour Lampedusa, dans le but de décrire la situation.
Ils avaient tous deux suivi la couverture médiatique de la crise dans la presse britannique à mesure que la situation s’aggravait, bien avant les tragiques accidents. La représentation visuelle des migrants, le discours privilégiant le sensationnel et le vocabulaire utilisé leur avaient procuré un sentiment de malaise et d’affliction.
À cause de son histoire personnelle (ses parents ont émigré de Galice pour venir s’installer au Royaume-Uni dans les années 60, bien avant sa naissance, en raison de difficultés économiques), Castro Garcia est particulièrement touché par les problèmes migratoires. Et bien qu’il se sente plus Galicien que Britannique ou Espagnol, il est très inquiet de la montée des mouvements nationalistes extrémistes et séparatistes en Europe, un phénomène politique qui l’a également incité à poursuivre ce projet au fil du temps.
Ce premier voyage à Lampedusa a été le point de départ d’un projet de plus grande ampleur qui s’est matérialisé (pour l’instant) sous la forme d’un livre de photos, Foreigner : Migration Into Europe 2015-2016, qui a reçu dernièrement le prix international du British Journal of Photography. Il a également figuré parmi les finalistes des prestigieux concours de Mack Books et du Paris Photo-Aperture Foundation, dans la catégorie Premier ouvrage.
Depuis cette première excursion, Daniel Castro Garcia (accompagné de Saxby, qui a conçu la maquette du livre, ou de sa productrice Jade Morris) a visité presque tous les lieux névralgiques de la crise, à l’exception de la Hongrie, la Scandinavie et la Turquie.
Parlez-nous du but de ce projet et de votre méthode de travail.
Daniel Castro Garcia : Je pense que l’imagerie produite par les médias autour de cette histoire a vite sombré dans le voyeurisme. Pour moi, la photographie représente est une opportunité d’aller à la rencontre des gens, d’apprendre à les connaître en face à face, de partager quelque chose avec le sujet. En fait, je vois les portraits comme des collaborations. Si le sujet ne fait pas de son mieux, il manque au résultat cette touche de magie qui fait qu’une photo se remarque. Et je trouve que ces portraits ajoutent beaucoup à l’histoire individuelle de ces gens. Les journaux produisent des données, des statistiques, des citations… mais l’empathie est généralement absente. Notre façon de travailler entend apporter un peu d’apaisement. En fait, la plupart du temps, mon appareil reste dans mon sac, c’est presque comme si la prise de vue était accessoire, il s’agit surtout de présenter un travail qui reflète notre façon d’interagir avec la situation, de proposer une autre vision de ces gens, plus digne… et pour rendre la photographie plus digne également ! Mes héros ont en commun une grande conscience de la dignité. Il est plus facile d’obtenir une image dramatique d’un bateau surchargé arrivant sur le rivage, de migrants se battant avec des policiers ou recevant des bombes lacrymogènes… C’est une tâche beaucoup plus ardue de forcer le public à revoir ses préjugés, à comprendre la situation de manière moins superficielle.
Cette approche, ce calme et cette dignité dont vous parlez, cela se ressent dans vos photos…
Je dois admettre que parfois, surtout sur l’île grecque de Lesbos, où il y avait une foule de journalistes et de photographes, j’ai perdu les pédales. Je me suis laissé emporter par l’atmosphère chaotique, et je me suis retrouvé à me comporter comme si j’étais en quête de LA photo idéale pour World Press. Néanmoins, je pense que ces images – les seules imprimées en noir et blanc dans le livre, et qui ont été prises avec un appareil numérique – sont assez bonnes, mais n’ont rien à voir avec notre démarche de départ.
Vous auriez pu les exclure du livre, mais vous ne l’avez pas fait, ce qui est honnête de votre part.
Je pense que c’est un chapitre essentiel du livre, puisqu’il montre ma réaction personnelle face à ce dont j’étais témoin. Je ne sais pas s’il s’agit d’autocritique ou d’une façon de donner au lecteur la possibilité de voir le contraste avec les autres photos du livre. Oui, j’aurais pu les retirer, mais je pense que c’était important de les garder. Vous savez, nous sommes saturés d’images numériques. Instagram, Facebook… n’importe qui peut prendre de bonnes photos. Il s’agit peut-être aussi d’un petit commentaire sur ce paradigme de la saturation.
Vous teniez à publier votre livre avant le vote du Brexit. Pourquoi ?
Oui, même si nous avions conscience que notre influence serait proche de zéro. Malgré tout, le livre a été bien plus loin (par la suite) que ce que nous aurions pu imaginer. L’impact dans les médias a été incroyable : de nombreuses publications dont je suis fan l’ont mis en avant, puis il y a eu les récompenses, etc.
Depuis avril 2015, je travaille sur ce projet sept jours par semaine à plein temps, et je n’exagère pas. Ce projet a changé ma vie. Pour lui, j’ai sacrifié mon travail dans l’industrie (Daniel Castro Garcia travaillait dans l’industrie du cinéma, en tant qu’assistant-réalisateur), et je suis presque sans ressources maintenant.
Je pense que le livre a rencontré le succès parce que le projet a également un sens pour les gens représentés. Je parle avec certains d’eux régulièrement, quotidiennement avec trois d’entre eux. Nous avons envoyé une partie de la somme attribuée pour le prix à un groupe de personnes bloquées en Sicile depuis maintenant trois ans, qui sont dans l’incapacité de travailler et n’ont pas d’argent, si bien qu’ils ne peuvent pas payer de loyer, ni envoyer d’argent à leur famille, ni acheter ce dont ils ont besoin. Le livre ne porte même pas nos noms, seulement celui du studio… Ce que je veux dire, c’est que je suis heureux de ces marques de reconnaissance, mais je tiens à souligner que c’est pour eux que nous l’avons fait, pour les représenter d’une manière plus digne.
Est-ce que vous pensez que la photographie devrait provoquer un changement dans une situation ou un conflit que vous jugez injustes, comme cette crise, ou est-ce que vous croyez plutôt qu’elle devrait se limiter à un rôle descriptif et, dans le meilleur des cas, nous aider à comprendre le problème et les personnes impliquées ?
Pour moi, la photographie peut rarement rester objective. L’appareil photo a des limites. Personne en dehors du photographe ne sait ce qui est en dehors du cadre, ce qui compromet le concept de vérité. Malgré cela, je pense aussi que la photographie est capable d’émouvoir le public avec une très grande force. La photo du petit Aylan Kurdi en est un bon exemple. Mais de nos jours, au milieu de cette saturation dans laquelle nous vivons, les images ont de plus en plus de mal à y parvenir. Le public est facilement blasé.
Avec le prix du British Journal of Photography, vous avez obtenu une exposition solo à la galerie TJ Boulting à Londres, mais ça ne veut pas dire que le projet est achevé pour autant. Qu’avez-vous prévu pour la prochaine étape ?
Eh bien tout d’abord, nous peinons à trouver des financements. Les sommes allouées par les prix servent directement à financer l’exposition, qui nous donne l’occasion de présenter notre propos dans un format différent et constitue une avancée dans le projet.
Du coup nous cherchons comment collecter des fonds. Malgré tout, nous sommes de nouveau allés à Lampedusa, en Sicile, à Rome et à Marseille pour tourner quelques vidéos qui seront incluses dans l’exposition. Je suis en train de monter deux courts-métrages, et ce format constitue vraiment mes racines audiovisuelles.
Plus tard, nous avons le projet de retourner en Sicile. J’ai obtenu l’accès à un centre pour mineurs non accompagnés, où séjournent 15 garçons Sub-Sahariens âgés de 13 à 17 ans. Je souhaite rester longtemps là-bas. Si l’échelle de la première étape du projet était macroscopique, couvrant la crise dans presque toute son étendue géographique, cette étape est beaucoup plus microscopique, plus focalisée. Je veux me concentrer sur la position de ces enfants dans ce conflit. Que font-ils à cet endroit, où ils n’ont aucune activité ? Quelles possibilités s’offrent à eux, quels risquent courent-ils ? Comment le système s’occupe-t-il d’eux ?
J’aimerais aussi continuer à travailler avec Ali, un gars que je connais depuis I Peri N’Tera. Il fait pour ainsi dire partie de ma famille, maintenant, alors ça commence à être un projet à très long terme. Je pense que nous souhaitons, Thomas et moi, nous consacrer à ce projet pendant les cinq prochaines années, voire plus ! Ce serait formidable de pouvoir revenir sur ces années et disposer d’un corpus très important sur le sujet.
Propos recueillis par Pol Artola Riera
Pol Artola Riera est journaliste à Barcelone, en Espagne.
Daniel Castro Garcia, Foreigner
Du 16 mars au 8 avril 2017
TJ Boulting Gallery
59 Riding House St, Fitzrovia
W1W 7EG Londres
Royaume-Uni