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Bibliodiversité* n°3 : Pour enfants de tous âges

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Voici une demi-dizaine de livres qui font rêver tout en travaillant le regard et l’esprit (sans oublier, dans certains cas, le français, l’anglais, le russe, l’allemand ou le japonais), Autrement dit, de véritables trésors à des prix abordables.

R comme Rodtchenko

Commençons par celui qui est à la fois le doyen et l’un des plus récents : Animaux à mimer/Samozveri imaginé en 1926 par Alexandre Rodtchenko, Sergueï Tretiakov et Vavara Stepanova et (re)créé en 2010 dans la collection des Trois Ourses chez les éditions MeMo. C’est Tretiakov, poète, dramaturge et traducteur (de Brecht entre autres), qui demande à son ami Rodtchenko d’expérimenter des images pour accompagner son texte, déjà publié dans une revue pour enfants avec des illustrations classiques. A partir de feuilles de papier blanc transformées en petits personnages et animaux aux formes géométriques par Stepanova, la femme de Rodtchenko, ce dernier joue avec des lumières et des ombres, des angles de prise de vue et des superpositions d’images pour créer une trentaine de ce qu’ils appellent des « photos d’animation ». Le projet est annoncé dans la revue Novy LEF dirigée par Maïakovski, El Lissitzky sélectionne trois photos pour « Film und Foto », l’exposition légendaire montée en 1929 à Stuttgart. Mais par la suite, l’aventure avant-gardiste n’est plus à l’ordre du jour soviétique (tant et si bien que Trétiakov sera arrêté en 1937 et mourra en prison).

L’album Animaux à mimer/Samozveri est donc une sorte d’interprétation à plusieurs mains de cette partition inachevée, dont celles de l’association Les Trois Ourses (et notamment de sa co-fondatrice Odile Belkader), celles des éditions MeMo et celles du petit fils des Rodtchenko-Stepanova, Alexandre Lavrentiev, qui a partagé non seulement ses archives et ses souvenirs familiaux mais aussi les fichiers numériques des clichés (dûment vérifiés contre les originaux à Moscou avant l’impression – éblouissante – en trichromie).

C comme Cahun

Signalons ensuite deux autres livres issus des avant-gardes indémodables du siècle dernier et qui sont aujourd’hui disponibles en fac-similé. Le Cœur de Pic est un recueil de 32 poèmes pour enfants de Lise Deharme (la « Dame de Pique » dans un célèbre double portrait de Man Ray), « Illustrés » par 20 photos de Claude Cahun. Comme il se doit d’une collaboration en milieu surréaliste – Deharme fréquente le groupe très tôt, Cahun le rejoint dès 1932 – jeux de mots et jeux d’images s’enchaînent et s’entrechoquent dans un mélange d’onirisme et d’angoisse. En effet, Paul Éluard, grand ami de Lise Deharme et préfacier du livre, écrit à la photographe en la comblant d’éloges… avant de lui prier de « bien vouloir refaire trois illustrations qui nous paraissent moins accessibles à notre public que les autres ». Claude Cahun suit les consignes, en enlevant, par exemple, une tête de mort de la planche qui accompagne « Les ennuis de Pic », et le recueil sort comme prévu en 1937. Réédité en 2004 par les éditions MeMo à partir d’un exemplaire appartenant à un collectionneur, Le Cœur de Pic reste fidèle à la jolie formule prêtée à « La Belle-Dame-sans-Raison » dans la préface d’Éluard : « (…) ce livre d’images a l’âge que vous voulez avoir ».  

H comme Höch…

Un autre « livre d’images », le Bilderbuch/Picture Book de Hannah Höch, a également été réédité en fac-simile. Si cette contemporaine de Rodtchenko et Cahun est surtout associée à Dada (c’était la seule femme du groupe berlinois) et aux débuts du photomontage (c’est l’une des pionniers), le Picture Book, qui remonte à la fin de la Seconde guerre mondiale, reflète une autre époque aussi bien dans le monde que dans la vie de l’artiste. En 1945 Hannah Höch vit seule dans sa maisonnette à la périphérie d’un Berlin dévasté, élevant des poules et cultivant des légumes dans son jardin pour compléter ses maigres rations alimentaires. Dans l’album, c’est à travers des animaux fantastiques – Boa Perlina, la Cours-vite, Meyer le maire de l’aquarium – qu’elle élabore en collages et en comptines des mini-fables tantôt divertissantes, tantôt édifiantes. Faute d’images de presse en couleur, elle rehaussait ses découpages en noir et blanc avec des fibres de textile, ce qui rendait les ambiances encore plus irréelles. Mais ce livre avec lequel elle espérait « mettre un peu de pain sur la table » n’est publié qu’après sa mort et dans une édition limitée de 200 exemplaires, vite épuisée. Le fac-similé a été réalisé à partir des collages originaux, retrouvés chez son neveu et méticuleusement photographiés en l’état, afin de garder non seulement les textures mais aussi, comme le souligne la directrice artistique, Anja Lutz, « les taches et les traces du temps ».

…et comme Hirokawa

Enfin, passons à deux ouvrages contemporains, habilement récupérés du rayon « adultes » par les infatigables Trois Ourses pour leur travail de sensibilisation artistique auprès des enfants. Dans Whimsical Forces de Taishi Hirokawa, des feuilles ramassées par terre deviennent le sujet d’autant de « portraits » en grisaille. L’uniformité de la présentation fait ressortir les individualités : les unes se tiennent tout droit, les autres se tordent, se replient sur elles-mêmes, se décomposent devant nos yeux.
Photographe réputé dans les milieux de la mode et de la pub, également directeur de la photographie sur Tony Takitani de Jun Ichikawa et Flowers de Tokuhiro Koizumi, Hirokawa, Taishi Hirokawa se consacre régulièrement à des projets personnels, telle cette méditation sur les cycles de la nature et le passage du temps, transformée en livre et édité par son ami graphiste Katsumi Kogamata, connu mondialement pour ses livres d’enfant. (À noter également : un travail personnel et prémonitoire de Taishi Hirokawa, STILL CRAZY, sur les centrales nucléaires dans le paysage japonais, édité en 1994 et réédité en 2011 en version iPad/iPhone.)

T comme Tabuchi

Comme le titre l’indique (une fois qu’on le décrypte), Alphabet Truck 2 d’Éric Tabuchi est un abécédaire à base des lettres peintes sur les derrières des camions. S’inspirant autant des artistes conceptuels américains (cf. les Twentysix gasoline stations d’Ed Ruscha ou The Backs of All the Trucks Passed While Driving from Los Angeles to Santa Barbara de John Baldessari) et des Becher en Allemagne que d’un Jack Kerouac sur la route, Éric Tabuchi a parcouru des dizaines de milliers de kilomètres sur les routes françaises à la recherche d’un jeu complet de l’alphabet (latin). Tout a commencé par le hasard d’un « N » qui lui a attiré l’attention et qu’il a pu photographier parce qu’il était passager dans la voiture. « C’était juste une jolie image », rappelle-t-il, « mais je ne travaille jamais avec une jolie image ». Effectivement, ce que permet l’ensemble de 26 images, réalisé selon un strict protocole de cadrage, c’est la « lecture » des transformations du paysage, de l’internationalisation du transport routier, même des différences entre les logos plutôt improvisés des transporteurs indépendants et les identités graphiques des grandes compagnies.
La première édition d’Alphabet Trucks (2008) a été vite épuisée mais des doubles des lettres déjà accumulés a permis au photographe de compléter assez rapidement la deuxième série. Et on peut constater qu’il n’y a pas que le paysage industriel qui a changé au cours de la longue traque des lettres : le projet, précise le photographe, a été commencé avec un appareil argentique, suivi des appareils numériques plutôt médiocres, avant d’être terminé avec un réflexe haut de gamme. Une progression technique qui ne suit pas l’ordre alphabétique… D’ailleurs, ce n’est pas Éric Tabuchi qui a fait les prises de vue mais une succession de passagers, car c’est lui qui « réglait » la distance focale et le cadrage en conduisant. Et c’est lui aussi qui a conçu les deux éditions sous forme de cartes libres, prêtes à tous les jeux, de photographie, de sociologie, de typographie et d’enfants de tous âges.

Miriam Rosen

* Bibliodiversité : la défense de la diversité culturelle dans le domaine du livre et de l’édition. Le terme a fait son apparition dès la fin des années 90 en Amérique latine. 

Alexandre Rodtchenko, Sergueï Tretiakov, Varvara Stepanova
Animaux à mimer/Samozveri

Direction artistique : Yves Mestrallet
Postface : Odile Belkader
Édition bilingue français-russe
Adaptation française : Valérie Rouzeau avec Odile Belkader
Éditeur : Collection des Trois Ourses, éditions MeMo, Nantes, 2010
21,5 x 28 cm, 60 p., relié
ISBN : 978-2-35289-074-4
32 €

Lise Deharme et Claude Cahun
Le Cœur de Pic (1937)

Préface de Paul Éluard
Direction artistique : Yves Mestrallet
Éditeur : éditions MeMo, Nantes, 2004
20,9 x 25,7 cm, 56 p., relié

ISBN : 2-910391-52-3 
18 €

Hannah Höch
Bilderbuch/Picture Book (1945)

Conception graphique : Anja Lutz
Postface : Gunda Luyken
Traduction anglaise : Brian Currid
Éditeur : The Green Box, Berlin, 2010
27,5 x 22,5 cm, 44 p., relié
ISBN : 978-3-908175-35-3 (allemand)
978-3-941644-13-7 (anglais)
24 €

Taishi Hirokawa
Whimsical Forces

Conception graphique: Katsumi Komagata
Postface : Taishi Hirokawa
Édition bilingue japonais-anglais
Éditeur : One Stroke, Tokyo, 2005
14,5 x 21,5 cm, 64 p., relié
30 €
Diffusion : http://lestroisourses.com

Éric Tabuchi
Alphabet Truck 2

Conception graphique : Éric Tabuchi
Éditeur : Éditions Florence Loewy, Paris, 2009
15,5 x 19,2 cm, 26 photographies sous étui

600 exemplaires (dont 26 accompagnés d’un tirage original)
ISBN : 978-2-911136-08-5
26 €

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