Rechercher un article

Invisible People : les êtres invisibles de Rory Carnegie

Preview

Au Royaume-Uni, l’esclavage fut aboli en 1807. Deux-cents ans plus tard néanmoins, il perdure et affecte des hommes, des femmes et des enfants on ne peut plus vulnérables. Réalisé par le photographe britannique Rory Carnegie sur commande de la National Crime Agency du Royaume-Uni, le projet Invisible People se donne pour mission de sensibiliser le public à l’esclavage moderne.

Avec la série Invisible People, j’ai tenté de créer des images qui montreraient tout d’abord ce que l’on ressent, en tant que victime de l’esclavage moderne, et en second lieu d’illustrer les stratégies, mêmes minimes et pitoyables, développées par les victimes pour survivre à leurs situations horrifiantes et insoutenables.

J’avais énormément travaillé avec de jeunes réfugiés, et dans le cadre de mes études de troisième cycle, j’avais pratiqué la médecine d’urgence. J’avais donc une certaine expérience des gens les plus fragilisés, et je connaissais l’importance de la dignité. Même dans les conditions les plus terribles, on tente toujours de préserver ne serait-ce qu’un peu d’estime de soi. C’est ce que George Orwell exprime de façon si poignante dans son essai Une pendaison : un condamné marche vers l’échafaud, ayant pris la mesure de l’imminence de son exécution et de sa fin, et fait un pas de côté pour éviter une flaque de boue. Il lui reste cette estime de soi.

Les victimes de l’esclavage moderne vivent et travaillent dans des conditions abjectes mais s’ils le peuvent, ils s’accrochent à un certain degré de dignité. Par exemple, dans la photographie des hommes qui vivent dans un conteneur, on voit qu’ils vivent les uns sur les autres, sans eau courante, avec à peine assez d’espace pour s’étendre. Cependant, ils ont essayé de se l’approprier. On voit des crochets et des fils, pour suspendre des habits, ainsi qu’un miroir, qui leur permet de gérer et de vérifier leur apparence. Chez une personne ordinaire, ces détails peuvent sembler insignifiants. Dans le cas de ces hommes, ils revêtent au contraire une importance cruciale pour la poursuite de leur existence.

L’un des mécanismes de défense les plus répandus chez ces victimes est de souhaiter ou d’imaginer qu’elles se trouvent ailleurs, ou qu’elles sont une autre personne. L’esclave sexuelle allongée sur le lit porte une perruque bleue, ce qui lui permet de créer une autre personne. C’est cette dernière qui subit cette déprédation terrible et non pas elle-même. Dans une autre image, une autre esclave sexuelle est couchée sur le côté, épuisée, comme une poupée de son inerte. Une silhouette floue s’éloigne d’elle. Ce spectre indistinct est en réalité elle-même, qui s’absente pour préserver un peu de dignité dans sa vie.

Quand on rassemble une série d’images, on veut qu’elles aient une unité, tout en maintenant une certaine variété, afin d’accrocher l’intérêt de l’observateur. Pour ma part, je dispose d’une abondance de photographies, de films et de tableaux archivés dans ma mémoire, et c’est ce trésor qui me guide lorsque je suis à pied d’œuvre. Alors que je photographiais le jeune homme travaillant dans des conditions d’esclavage à bord de bateaux et sur les docks, je pensais à une photo prise presque quarante ans plus tôt par Chris Killip, dans sa série In Flagrante. Cet ensemble d’images documente la désindustrialisation du nord-est de l’Angleterre, et la photo en question montre un jeune homme de profil, recroquevillé sur un mur, genoux remontés contre la poitrine, le visage grimaçant et tendu de douleur. De toute évidence, il voudrait être ailleurs. Une image peut trouver un écho et rester en nous pour de nombreuses raisons. Alors que j’étais accroupi avec mon appareil à côté de ce jeune homme ébahi et perdu, affublé de tennis dépenaillées et de son ciré mal taillé, j’ai eu l’impression que si j’avais conservé l’image de Killip en mémoire, c’était pour m’aider à montrer la situation désespérée de ce garçon affaissé devant moi et qui ne souhait qu’une chose : être ailleurs.

Pourtant, le fait de se « trouver ailleurs » peut avoir de lourdes conséquences. Ce jeune homme chaussé de tongs et peinant dans la glace souffrira de problèmes de santé à long terme. Mais dans cette autre image, ce jeune qui trime à l’abattoir tout en imaginant être ailleurs n’est absolument pas à même de gérer les outils de découpe, que ce soit sur un plan physique ou mental. À cause de sa distraction et de son épuisement extrême, il va certainement se blesser très gravement.

Cette séance avec le jeune à l’abattoir a également démontré à quel point il était compliqué de donner une définition visuelle de l’esclavage moderne. Certains réagiront peut-être en disant que ce jeune homme ressemble à un ouvrier qui n’est pas bien traité, tout simplement. En voyant la photo d’un homme ou d’une femme en train de cueillir des fruits ou de travailler au champ, on pourra avoir la même interprétation et penser qu’ils ne sont pas nécessairement des victimes de l’esclavage moderne. Mais l’image en elle-même ne dit rien des conditions de vie immondes, de l’absence de salaire et des autres facettes iniques et terribles de ce fléau. Ces victimes ne sont peut-être pas enchaînées, mais elles vivent parmi nous.

 

Rory Carnegie

Rory Carnegie est photographe, philosophe et blogueur. Il travaille pour nombre de publications majeures, en tant que reporter et portraitiste. Il réside et travaille à Oxford, au Royaume-Uni.

 

 

Rory Carnegie, Invisible People
Circuit en Angleterre :
Bristol, Centre Promenade, Broad Quay, 13-14 janvier 2018
Manchester, Market Street, 20-21 janvier 2018
Belfast, Writer’s Square, 27-28 janvier 2018
Coventry, Lady Godiva statue, 3-4 février 2018
Plymouth, Piazza, 10-11 février 2018
Lincoln, Cornhill, 17-18 février 2018
Cardiff, Churchill Way, 24-25 février 2018
Glasgow, George Square, 3-4 mars 2018
Londres, Westminster Abbey, 10-11 mars 2018

http://www.rorycarnegie.com/

http://www.nationalcrimeagency.gov.uk/news/1267-nca-s-invisible-people-exhibition-launches

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android