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Sebastião Salgado : « Un homme a ouvert la voie : Lucien Clergue »

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Après le discours d’intronisation de Sebastião Salgado par Yann Arthus-Bertrand le 6 décembre dernier, le photographe rendit à son tour hommage à Lucien Clergue à qui il succède dans son fauteuil. Voici son discours. Ce fut un très beau moment que nous sommes heureux de partager.

 

Mes chers amis,

Me retrouver ici, dans ce lieu emblématique de la culture française, est pour moi d’une très grande émotion. Je suis né au Brésil. Je suis fier de mes origines. Je les revendique. Mais je suis brésilien et français. J’ai deux nationalités. Mon épouse Lélia et moi, nous avons deux pays. Deux amours. La France qui nous a accueillis est toute entière dans notre cœur. Je voulais vous le dire aujourd’hui avec intensité et respect.

En écoutant Yann Arthus-Bertrand vous parler de moi et de ma vie, j’avais l’impression d’être assis sur un nuage et d’entendre ma propre oraison le jour où je disparaîtrai. Ainsi je sais tout de ce qui sera dit un jour sur moi, même si, je l’espère, il reste encore un long chapitre à écrire que Yann ne connaît pas encore. Mais ce chapitre nous l’écrirons ensemble avec vous tous, mes chers confrères et amis de l’Académie des beaux-arts, pour faire vivre la photographie et l’art, livrer des batailles, convaincre de la justesse de nos engagements et remporter des victoires.

Un homme a ouvert la voie. Un homme qui était votre ami, et mon très cher ami, à qui j’ai l’honneur de succéder en occupant son fauteuil au sein de notre institut : Lucien Clergue, premier photographe à être élu à l’Académie des beaux-arts avec toi, mon cher Yann.

C’était le 10 octobre 2007, date de l’installation de Lucien, sous le regard bienveillant d’Arnaud d’Hauterives, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts qui œuvra si longtemps pour faire entrer ici la photographie. Comme toi-même ensuite, mon cher Laurent Petitgirard qui chérissait avec nous l’idée d’agrandir notre section de photographie afin d’augmenter, dans un avenir très prochain, le nombre de photographes au sein de notre Académie.

Ici même, Lucien prononça son magnifique discours, à cette tribune, dans cet amphithéâtre qui pour lui à cet instant ressemblait peut-être aux arènes de sa chère ville d’Arles ; et son costume à un habit de lumière, comme celui des toréros, d’El Cordobes ou de Descabello de Pedres, dont il a pu saisir le geste, l’émotion, la bravoure, l’orgueil.

Dès les premiers mots de son discours, Lucien avait mis en valeur la lumière, rappelant l’étymologie du mot « photographie » venant du grec et signifiant « écrire avec la lumière ». « La chose, dit-il alors, est entendue : la photographie est l’art le plus vieux du monde puisque le big-bang de la création de l’univers fut le premier flash du Dieu créateur ». Ainsi parla « brillamment » Lucien Clergue.

A mon tour, non pas d’être aussi brillant que lui, mais de parler de lui, puisque telle est la belle tradition pour tout nouveau membre élu au fauteuil de son illustre prédécesseur.

Mais avant de lui rendre hommage, j’ai deux choses à vous dire dont la première est très personnelle mais explique pourquoi je suis là aujourd’hui, avec mon habit, à vous faire ce discours.

Quand il est entré à l’Académie, Lucien m’a dit qu’il aimerait que je lui succède après sa mort. Je prenais ça tout simplement pour un compliment d’un ami. Puis il me l’a répété plusieurs fois et à chaque fois je ne prenais pas cela tout à fait au sérieux. D’abord je lui répondais qu’un roc comme lui n’allait pas mourir. Ensuite que, entre moi, originaire de la brousse brésilienne, et l’Académie, il y avait une certaine distance. Et puis, au début de 2014, j’ai reçu une carte de Lucien. Il m’écrivait des choses gentilles sur mon travail. Et il me disait avec rigueur : « Je sais, mon cher Sebastião, que ma disparition est proche et que ce sera à toi d’occuper mon fauteuil à l’Académie… »

Je n’aurais jamais répondu à la proposition de Yann Arthus-Bertrand de me porter candidat si je n’avais pas reçu cette carte. C’est dans le souvenir des mots de Lucien, avec émotion et responsabilité que j’ai dit « oui » à Yann et que je suis ici aujourd’hui.

L’autre chose que je voulais vous confier est mon état d’esprit. Je pense, je crois qu’on ne succède pas à un homme tel que Lucien Clergue ; qu’on ne remplace pas un personnage comme lui, d’une histoire si prodigieuse, d’une culture si riche, si diverse qu’il a su faire vivre en nouant des relations d’amitié, parfois même filiales avec des artistes incroyables comme Picasso, son père d’adoption, Manitas de Plata, son frère d’adoption, Saint John Perse, Paul Eluard, Pierre Boulez, Pierre Seghers, Roland Barthes, Agnès Varda qui, avec Isis soutint si fortement sa jeune carrière de photographe, Jean Cocteau qui s’inspira de ses photographies dans le testament d’Orphée, et beaucoup d’autres qui composèrent sa Pléiade de gens illustres. On ne remplace pas Lucien Clergue, le photographe, le poète, le violoniste, le cinéaste, couvert de récompenses, auteur de plus de 80 livres, créateur du plus beau festival de photographie au monde : les Rencontres d’Arles. On ne remplace pas son énorme générosité envers toute une génération de photographes. On ne le remplace pas, on hérite de lui. On hérite de tout ce qu’il a fait, de tout ce qu’il a initié, de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a légué au monde de la photographie et de l’art. Son héritage, dont je suis, dont nous sommes tous à l’Académie des beaux-arts les dépositaires, est phénoménal. À nous de le faire rayonner.

Quand en décembre 1944, le petit Lucien descend du train à la gare d’Arles, après un séjour en colonie de vacances en Ardèche – c’était une bonne idée de Monsieur le Maire d’alors pour éloigner les enfants des bombardements – sa mère, Jeanne l’accueille sur le quai. Elle le serre dans ses bras et lui dit calmement et avec tristesse : « viens voir notre maison, elle est détruite par les bombes ».

On imagine le choc pour un enfant de dix ans de voir sa maison réduite à un éboulis de pierres et de gravats. Toute une partie de la ville est détruite, noircie par les incendies et hantée par la mort.

Sa maison et les ruines fantomatiques d’Arles seront le décor de ses premières photos. Et ses camarades de jeux – dont une petite fille si fragile qu’elle se cassait sans cesse quelque chose, une jambe, une cheville – seront ses personnages qu’il déguisera en acrobates, trapézistes, danseurs pour en faire ses fameux « Saltimbanques ».

La maman de Lucien voulait qu’il devienne artiste, violoniste pour, peut-être, mettre une douce musique sur ce spectacle de désolation. Lucien prendra des cours de violon, bataillera à coups d’archet avec les sonates de Bach, et en même temps s’initiera à la photographie avec le petit appareil en bakélite que sa mère lui avait offert un soir de Noël.

Ses premières photos disent tout de la violence que peut ressentir un enfant de l’après-guerre dans sa belle petite ville gravement blessée par les bombes larguées au hasard pour effrayer l’ennemi.

C’est la mort qui inspire le jeune Lucien et nourrit son monde intérieur, là où va éclore sa créativité de poète et de photographe.

Quand il fait la rencontre en 1953 d’un grand homme qui, du fait de l’immensité de sa renommée, va changer sa vie – Picasso – Lucien Clergue a 18 ans et déjà une petite œuvre derrière lui. Mais une petite œuvre faite de photos de ruines, d’enfants tristes qui jouent dans les décombres, d’animaux morts dont cette poule noyée dans le Rhône ou ce cadavre de flamand rose dans les marais salants de Camargue.

Des années plus tard, l’écrivain Michel Tournier, dont les propos sont relatés par Yolande Clergue, l’épouse de Lucien, explique la force de la relation entre le peintre si célèbre et le tout jeune photographe. Voici ses mots : « Arles, ville noire, ville de taureaux, possède une âme espagnole ; le culte de la mort qui s’exprime dans la photographie de Lucien Clergue touche au plus profond l’espagnol qu’était Picasso », conclut Michel Tournier.

Le soutien du plus grand peintre du XXème siècle, ses relations dans le milieu culturel, vont bien sûr ouvrir des portes infranchissables au jeune provincial. De Cocteau qui rédige la préface de son premier livre dont un dessin de Picasso illustre la couverture, à Saint John Perse qui ne jurera plus que par lui pour illustrer ses poèmes, toute cette cohorte impressionnante de célébrités vont accompagner la carrière de Lucien Clergue, l’un des tout premiers photographes français qui partira à la conquête de l’Amérique, remarqué par Edward Steichen, le grand ordonnateur de Family of Man, qui lui ouvrira les portes du MOMA à New York en 1961, exposant 70 de ses photos aux côtés de celles de Bill Brandt et de Yasuhiro Hishimoto. Sa relation avec Picasso, les recommandations de celui-ci ont joué un rôle clé dans l’envol de la carrière de Lucien. Mais ce sont surtout les encouragements et la grande amitié du maître qui vont conforter, assurer, solidifier sa dimension artistique. Imaginez cela. Vous avez 20 ans et le peintre le plus célèbre du monde vous dit : « Tes photographies, petit, sont les carnets de croquis du bon Dieu. » C’est encourageant, n’est-ce pas ?

D’autant que l’image que Picasso a du bon Dieu est très… libérée. Car dans ces « carnets de croquis du bon Dieu », tels qu’en parle Picasso, il y a aussi la femme. Et Lucien Clergue va la photographier dans la tenue biblique d’Eve.

Ses célèbres Nus, qui contribueront à construire sa réputation à la fois d’artiste et de personnage audacieux – l’audace étant pour moi une qualité d’artiste – vont de plus en plus se mêler à ses photos de cadavres d’animaux et de ce spectacle – la corrida – qui joue avec la mort sous une averse de soleil et d’ombres passagères. Le corps nu de la femme, cette volonté, si osée à l’époque, de tout montrer de ce que voit le photographe, de casser les codes de la censure et de l’hypocrisie qui interdisait de représenter sur une même image la tête, la poitrine et le sexe d’une femme ; « cachez ces poils que je ne saurais voir » disaient alors les « Tartuffes » ; ce corps tout nu de la femme que Lucien Clergue va photographier, ce « Corps Mémorable » qui est le titre de son livre avec Paul Eluard, tous ces nus de belles femmes l’ont peut-être sauvé, répondant à ce que sa femme Yolande appela « un élan, une pulsion intense de vie. » Pour comprendre, pour interpréter ce travail en l’installant dans son contexte, il me faut parler de cette douleur qui accabla le jeune Lucien : la mort de sa mère.

Le 30 décembre 1952, Jeanne meurt dans ses bras. Lucien a 18 ans. Depuis des années il s’occupait d’elle, prenait soin d’elle, chaque jour dès son retour de l’usine « le Lion d’Arles » où il travaillait comme ouvrier après avoir arrêté ses études à 15 ans. L’usine… Le violon… La photo de plus en plus… et sa mère handicapée du fait de sa naissance. Sa mère handicapée par le fruit de ses entrailles… Chaque jour, pour rester près d’elle, il la nettoie, il lave son corps. Un fils qui lave le corps de sa mère ! Pour lui un corps de femme est décharné, vieux, malade.

Alors, cette jeune fille, belle, une amie qui accepte d’être photographiée nue par lui, d’autres femmes comme Denise, Christine ou Walli, la fille du coiffeur très proche de Christian Lacroix, toutes ces femmes vont l’aider, le faire renaître à une autre vie. Ecoutez-le : « En réaction au corps décharné de ma mère, j’avais besoin d’une plénitude, d’une profusion, de seins opulents, d’un corps généreux », confia-t-il à François Hébel dans un beau livre d’entretiens.

En vous citant cet ouvrage (dont le titre est Lucien Clergue, ses rencontres parues aux éditions Marval en 2014) j’ai été frappé par un autre passage, par ce court récit d’une séance photo sur la plage en 1956. Lucien Clergue raconte : « Je n’arrive pas à comprendre moi-même pourquoi, alors que je photographiais la fille nue sur la plage, qui au bout d’une heure en avait assez et se faisait bronzer, je me retournais et la mer m’apportait le cadavre d’un chat que je photographiais. Je saisissais la vie et la mort, le même jour en même temps, dans mes images ». Et Lucien conclut : « Ce sont les mystères de la Méditerranée, c’est la tragédie. » 

La vie et la mort, Lucien n’a cessé de photographier les deux. Et quand je le lis aujourd’hui, et quand je l’entendais dire en parlant de ses nus, que le corps des femmes l’avait aidé à passer ce cap si difficile qui, chez tout homme et toute femme, est une sorte de Cap Horn entre deux moments de l’existence avec à l’issue soit le naufrage, soit au contraire l’espérance, je pense à ma propre expérience qui me rapproche, très intimement, de Lucien ; qui fait de nous, même si nous avons eu la pudeur de ne jamais nous le dire, des frères.

Il y a quelques années, moi aussi, j’ai été sauvé par une femme, Lélia, ma femme. Depuis des années, des décennies, je photographiais les difficultés, les blessures, les plaies de l’humanité. C’était ma mission de témoigner en images pour informer avec l’espoir de faire réagir, de montrer à la communauté internationale quel sort, et souvent quel mauvais sort, était réservé aux habitants les plus pauvres de notre planète. C’était éprouvant. Mais c’était mon travail de faire ces longs reportages, de publier des livres qui témoignent, comme La main de l’homme et Exodes. Et puis, il y a eu le Rwanda et le génocide.

Pendant des mois, j’ai photographié l’horreur, des morts, des charniers, des corps d’enfants morts, de femmes mortes… L’horreur, un trop plein d’horreur dans mes yeux, dans ma tête… J’étais envahi, anéanti par la violence des images que j’avais capturées. Je n’avais plus envie de photographier. Je me sentais sombrer. Et ma femme, Lélia, m’a sorti de là, elle m’a repêché, elle m’a redonné le goût de me battre à nouveau, de retourner chez nous au Brésil, dans le Minas Gerais, pour planter les arbres de notre forêt. Et on l’a fait. Des millions d’arbres… Et j’ai repris mes appareils et mes longs voyages pour photographier cette fois la vie, la beauté, les gens qui vivent en harmonie dans la nature. Avec Lélia on a fait Genesis. C’est grâce à elle. Elle m’a aidé à sortir de la terreur. Comme les femmes, dont Yolande Clergue, son épouse, ont aidé Lucien à sortir de l’obscurité des ruines. Elles ont rallumé l’espoir et sans cette lumière du fond de l’âme, nous, les photographes, nous nous éteignons.

La lumière !… Celle qui éclaire la photographie de Lucien Clergue est très particulière. C’est sa marque. La lumière est pour le photographe le vocabulaire de l’écrivain. Les pleins et les déliés sont nos ombres et nos éclats. Lucien, amoureux comme moi du noir et blanc parce qu’il savait qu’entre le noir le plus noir et le blanc le plus blanc, la variation des gris est beaucoup plus riche que la palette des couleurs, Lucien avait l’art de capter la lumière de son pays, de la Camargue et des Alpilles, des rivages de la Méditerranée, du sable mouillé des Saintes-Maries-de-la-Mer, des ruelles de sa ville aimée, Arles.

Au Brésil, j’ai appris très jeune à regarder loin devant moi, ces rayons de lumière qui perçaient de lourds nuages, semblant désigner à l’horizon l’endroit où nous allions. J’étais à cheval avec mon père. Chaque année, en plein été austral, nous convoyions, à travers le Minas Gerais des troupeaux de plus d’un millier de têtes à la fois, de notre ferme jusqu’à l’abattoir. Le voyage durait des semaines, 50 jours au rythme des pas d’un cheval… Tout ce que j’ai vu alors fait partie de moi, la lumière que j’ai pu capter est entrée en moi. Quand j’ai commencé la photo, des années plus tard, après mes études en économie et notre exil, Lélia et moi, en France pour fuir la dictature, tout était déjà à l’intérieur de moi. Et en une fraction d’une seconde, tout était dedans. Dans l’image. La lumière d’un photographe est en lui, dans son esprit, il la transportera toujours dans son âme.

Lucien n’utilisait pas la lumière artificielle, il préférait la lumière du jour sans jamais recourir à des filtres ou tout autre procédé technique. Le noir et le blanc étaient notre patrimoine commun. Mais la photo de Lucien, c’était d’abord son histoire. La corrida, la Méditerranée, les Gitans. Un monde de chaleur, de poussière, de belle lumière ; un monde où on rigole, où on se plaint ; un monde plein de cœur. Moi, j’allais là. Lui, était là. Son soleil brillait en Arles et dans sa région, même s’il a photographié ailleurs. Dans mon pays, le Brésil, à Brasilia, la ville conçue par notre ami Oscar Niemeyer dont il a magnifiquement traduit en photographie son génie d’architecte tout en lignes et en courbes. En Inde à Chandigarh. Ou aux Etats-Unis, le long des plages de la côte ouest où le vent dessine sur le sable des arabesques et des cambrures tels des corps de femmes, avant d’être effacées par l’écume des vagues de l’océan. Photographies magnifiques, d’une pureté, d’une beauté, d’une poésie qui ont influencé des générations de photographes.

Longtemps nous avons eu, Lucien et moi, une approche différente de notre métier de photographes avant de nous retrouver, il y a quelques années, quand la nature est devenue notre terrain d’inspiration, avec chacun sa manière de s’y promener et de capturer sa beauté.

Mais avant cela, la destination de nos photographies nous rangeait dans des catégories bien distinctes. Que Lucien, beaucoup plus que moi d’ailleurs, considérait comme très distinctes. Pour moi, un photographe ne vit pas autour de son art, il vit dans le monde. J’ai été longtemps un photographe-journaliste, un photo-reporter qui, à Sygma, Gamma puis à Magnum, couvrait l’actualité pour la presse, quand lui, Lucien, se définissait très clairement comme un photographe-artiste. Peut-être était-ce l’influence de tous ces artistes, peintres, cinéastes, écrivains, musiciens qui l’entouraient. Il se sentait proche d’eux, pas du journalisme.

Pourtant Lucien, les photos de tes gitans, extraordinaires d’authenticité, de vérité et de beauté, les photos de ton ami si cher à ton cœur, Manitas de Plata, les photos de ta ville Arles détruite par la guerre, tout comme tes photos rares, devenues pour certaines des icônes, de Picasso, sont aussi des reportages, des témoignages sur la vie de ces gens, sur la vie de ta ville et sur la vie de ce grand peintre. Tu étais donc malgré toi reporter. Mais tu étais beaucoup plus. Car ta dimension d’artiste dépasse toute autre étiquette, fussent-elles aussi belles et nobles que celles qui font ou ont fait de nous des journalistes engagés dans la photographie sociale, la photographie documentaire, la photographie de presse.

Preuve de ce dépassement, qui t’a fait franchir les frontières d’un métier pour l’élever au-dessus de toutes corporations, et gagner ainsi l’appellation majeure d’« artiste », tes engagements et tes victoires. Je vais citer les plus marquantes qui sont toutes entrées dans l’histoire de la photographie.

D’abord, tu as ouvert avec tes amis Jean-Maurice Rouquette et Michel Tournier, la première collection muséale de photographie contemporaine en 1965 au Musée Réattu, en Arles. Tu as écrit à 40 photographes, dont Paul Strand, pour soutenir le projet, tous ou presque ont répondu. Des tirages d’Edward Weston, d’Ansel Adams, de Berenice Abbot ont enrichi la collection. Tu as convaincu malgré le scepticisme ambiant, les jalousies et les mesquineries. Ce musée est ta victoire. Une victoire pour la photographie.

Ensuite, en 1969, tu fondes ce qui va devenir – je le disais au début de mon propos – le plus beau festival au monde de photographie : les Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles. Et là, depuis bientôt cinquante éditions, tous les genres d’images et tous les gens d’images exposent ensemble, dans la même ville, dans le même festival, effaçant les clivages entre les photographes pour tous les reconnaître et les honorer en leur qualité d’artiste. La création des « Rencontres » est une autre grande victoire pour la photographie.

Enfin, cher Lucien, après avoir présenté en 1979, une thèse de doctorat en photographie, sans aucun texte – ce qui était une première dans la longue histoire de l’université française – avec, comme directeur de thèse le sémiologue Roland Barthes, et, en guise d’argumentation, ton livre Langage des Sables, tu participes à la création en 1982 de la prestigieuse Ecole Nationale de la Photographie à Arles. C’est l’aboutissement de toute ton action, que tu n’avais de cesse d’engager auprès des institutions, des ministères, auprès de Jack Lang à l’époque et, plus haut encore dans la hiérarchie, auprès du Président François Mitterrand. Grâce à toi, la photographie est reconnue dans l’enseignement supérieur avec sa qualité d’œuvre d’art. Cette école est par ton immense générosité, une autre très grande victoire de la photographie.

Il n’en manquait plus qu’une. Une victoire éclatante et symbolique, qui allait parachever ton militantisme en faveur de la photographie. Une victoire si belle qu’elle méritait d’être mise sous Coupole. La voici !

Depuis 2006, et ton élection à l’Académie des beaux-arts, la photographie est entrée dans ce haut lieu de la culture. Pour en arriver là, à cet objectif, Anne et Olivia Clergue, tes filles qui parlent si joliment de toi, énumèrent ton parcours par cette litanie : « Que de détermination et d’engagement, disent-elles, que d’expériences photographiques entreprises, que de recherches graphiques, que d’échanges entre artistes, que d’énergie déployée, que de chemins parcourus, conclurent Anne et Olivia pour élever la photographie au rang mérité. »

Et nous sommes là, Lucien. Quatre photographes à l’Académie. Quatre !… Comme les Mousquetaires avec nos épées prêtes à ferrailler pour défendre la photographie, comme l’enthousiasme que tu as mis dans l’organisation du Prix de la Photographie de notre Académie, créé en 2006 en partenariat avec notre confrère Marc Ladreit de Lacharrière. Lucien, tu seras toujours notre d’Artagnan immortel. Yann Arthus-Bertrand, Bruno Barbey, Jean Gaumy et moi-même, nous engageons à poursuivre tes combats.

Avec vous, mes amis de l’Académie des beaux-arts, avec les membres des autres académies, nous allons faire comme Lucien Clergue : donner de la voix. Donner de la voix par l’intermédiaire de notre Institut dont la caisse de résonance est fantastique. Donner de la voix partout dans le monde, au plus haut niveau et dans le public, pour montrer que la photographie est un instrument extraordinaire de divulgation des connaissances et des témoignages, que sa puissance de conviction est forte, que sa dimension artistique incontestable est aussi au service de son utilité sociale et humaine.

Derrière toi, Lucien, le photographe et le poète, nous sommes les messagers de la Beauté, au nom de l’humanité et de la nature dans le respect des valeurs de l’Académie des beaux-arts. Ces valeurs de partage de ce que nous avons vu dans le monde. Ces valeurs de transmission de ce que nous avons appris de ce monde. Ces valeurs de fraternité pour que toutes nos actions servent à rendre la vie un peu plus belle.

Cher Lucien, chers amis, notre métier de photographe est un métier privilégié. Nous avons la chance d’aller voir, de rendre compte, de restituer nos héritages, de les enrichir sans cesse, puis de repartir, de revenir. Nous sommes des gens du voyage. Nous sommes, comme toi Lucien, tous des gitans.

Sebastião Salgado 

Sebastião Salgado est un photographe franco-brésilien . Il vit et travaille à Paris.

http://www.academiedesbeauxarts.fr/

 

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