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Saisir le photographique au S.M.A.K. Gand

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Que signifie la photographie actuelle ? Où se trouve le photographique dans la photographie d’aujourd’hui ? Comment l’image, sa circulation, sa facilité d’accès ont affecté le médium ? Autant de questions que se pose le Musée pour l’Art Actuel à Gand (S.M.A.K.), sous la direction des curateurs Martin Germann, Tanja Boon et Steven Humblet. Le musée flamand prend le contre-pied des expositions entendues : la photographie serait morte, la photographie serait dépassée, au-delà de la photographie ! À l’inverse, le S.M.A.K. propose en deux expositions, l’une jusqu’au 7 janvier, la deuxième en 2019, une restitution de la « condition photographique ». Celle-ci dépasse le médium, la technique, elle s’accommode des transformations technologiques. Bien pensée, proposant des artistes belges comme internationaux, l’exposition fait sens.

À ces différentes questions, la première exposition du S.M.A.K répond en deux temps. Le musée prend pour hypothèse que la photographie est le premier et seul langage artistique commun dans notre monde globalisé. Si on admet l’idée, dès lors une œuvre photographique demeure un mot employé pour voir le monde et l’art photographique un langage visuelle partagée par tous ; photographes, acteurs comme regardeurs. Trois volets structurent cette première exposition. La première partie montre avec brio ce que la photographie induit. À savoir, ce que le regardeur comprend d’une photographie.

Des clichés du belge Marc Trivier, une fragilité apparente surgit de l’écorce noueuse d’un tronc. Le renvoi d’un cliché à l’autre, d’un portrait d’un veau puissant à un vieil homme craquelé, les unit d’un fil invisible. Reliés entre eux, les clichés acquièrent une sensualité fragile. La bordure du négatif, volontairement apparente, rappelle le jeu de l’impression, la présence du médium photographique. Là, le vu induit l’inexprimable émotion. En face du plus ordinaire, d’un tronc rugueux comme d’un homme mis à nu, harassé par le temps, il vient la certitude brève et évanescente de saisir un je-ne-sais-quoi de plus profond.

De même, les clichés de Malick Sidibé, de Patrick Faigenbaum, de Doug Richard et Tina Barney ont cette fonction non pas de représentation mais de restitution de la réalité. À travers l’image, nous est offert la compréhension de réalités sociales, de tranches de vie, de stratifications sociologiques. Ainsi Patrick Faigenbaum et Tina Barney montre la distance entre l’aisance des milieux aisés et leurs conventions sociales, entre leur standards et le relâchement des corps dans des situations d’abandon. Avec sa célèbre série Périphériques (2005-2008), le français Mohamed Bourouissa questionne nos idées préconçues sur la banlieue française, son ennui et sa beauté cimentée. Le regardeur partage-t-il ce qu’il voit ? Comment entre-t-il en relation avec ce qu’il voit ? Comment interprète-t-il des images qui brouillent les représentations médiatiques et lui offrent une compréhension différente ?

« Quand les façades tombent », voilà l’expression trouvée par la curatrice Tanja Boon pour résumer le premier volet de cette première partie. Avec la photographie, les façades se brisent, les masques glissent, les réalités effleurent, surgissent, emportent.

La deuxième partie questionne l’acte photographique et analyse comment certains choix artistiques influencent la compréhension d’une image. Derrière l’apparence de l’image, l’intention. La photographie délicate, à peine esquissée de Jochen Lempert est certainement le meilleur exemple de cette deuxième partie. Biologiste, Jochen Lempert détourne l’appareil photographique et son usage scientifique pour montrer les déguisements possibles de la photographie. Un chat se glisse entre des bandes de lumières, un insecte se confond dans les stries d’une feuille. C’est l’art du détail face au visiteur qui passe trop vite. Lempert se joue des possibilités de la technique et révèle avec poésie l’émerveillement du naturel. À son inverse, l’américaine Zoe Leonard se confronte à l’impossible capture de la lumière. Le soleil, pris de face, sans filtre, ne révèle qu’une tache brillante, incommode, qui vient bruler le reste de l’image. L’intention est ici un jeu impossible avec la lumière, une compétition perdue d’avance.

Le français Jean-Luc Mylayne approfondit jusqu’à l’absurde l’instant décisif d’Henri Cartier-Bresson. L’artiste est un ami des oiseaux. Il est capable de rester trois à quatre mois dans l’attente de l’envol d’un de ses compagnons. Au printemps, certains reviennent lui donner la nouvelle de l’hiver, les plus vieux vont jusqu’à mourir sous sa fenêtre. Sa photographie, certes, attend le moment de l’envol ou la présence d’un des oisillons sur une feuille, mais le sujet n’est plus au cœur de la photographie. L’artiste est comme dirigé par l’oiseau.

La série Eau Stagnante (Le fleuve Tamise pour exemple) de Roni Horn et Le son d’une vague distante d’Arne Schmitt investissent tous deux la banalité du regard. Chez Roni Horn, la Tamise prise à toute heures, dans ses méandres marines ou sa jaunisse boueuse gagnent la profondeur vécue d’une contemplation devant le ressac, ce va-et-vient de l’eau. Arne Schmitt capture des boulevards sans beauté, il fait du regard quotidien, vécu par tous, dans nos villes sans poésie, une œuvre photographique qui paradoxalement sera oubliée dix minutes plus tard. La mémoire retient parfois l’ordinaire mais jamais la répétition de celui-ci.

Le photographique se pense aussi comme une expérience. Dans ses œuvres, Lewis Baltz montre les lieux industriels et technologiques de la Californie. La vie est si peu présente, l’humanité semble fuir, la poésie en fait autant et pourtant tout ce qui tient sur pied est l’œuvre de l’humain. Dès lors, la photographie permet de saisir l’écueil entre l’importance de ces lieux industriels sur un territoire donnée et l’impossible incarnation de l’homme dans ces lieux fades.

Quant à Jean-Luc Moulène et sa série La Vigie, le plasticien a suivi pendant de 2004 à 2011 la résistance d’une plante chinoise venue mirer le quartier de Bercy. Arrachée, piétinée, bétonnée, elle repousse des fissures du bitume et se veut le témoin inerte et amusé des affairements de l’homme.

La projection d’Attendre le gaz lacrymogène d’Allan Sekula est aussi un moment fort de l’exposition. Le photographe américain avait assisté à la première manifestation anticapitaliste contre l’OMC en 1999. Réunissant des dockers, des féministes, des écologistes, des badauds, la manifestation avait surpris les autorités, peu formées à ce type de protestations. La réponse politique et sécuritaire avait mis quelques jours à se mettre en place, temps pendant lequel les manifestants durent tromper leur ennui. La série photographique montre le désœuvrement d’un mouvement embryonnaire, construit après coup dans la violence de l’opposition aux forces de l’ordre. Si la série reprend les codes du photojournalisme, elle critique vivement son sensationnalisme et trouve l’écho dans la pensée de Régis Debray. Dans De l’humanisme à l’humanitaire (Conférence à la BNF, 1993), le philosophe dénonçait le glissement de la photographie humanitaire qui se fonde sur « un sujet imposé :  l’horreur […]. La blessure, la destruction, la souffrance, la pénurie, la maladie, la faim : le caractère immédiatement pathétique du référent soulage la prise d’empreinte de tout effort apparent de mise en scène ». Ainsi perçue, la série d’Allan Sekula permet aussi d’entrevoir les dérives du photographique, ce regard voyeur devenu l’apanage d’un certain photojournalisme, restituant l’inhumain mais paradoxalement, participant à sa neutralisation sensible.

Seule incartade (réussie) de l’exposition, la série Limite télégraphique (2007-2012) de Trevor Paglen. L’artiste américain a étudié l’imagerie générée par des drones, des télescopes et des systèmes de surveillance électroniques. En utilisant les mêmes appareils, il a renversé et pointé l’objectif vers les sources du pouvoir utilisant habituellement ces technologiques : l’armée, les centres de renseignement. Le photographique semble ici neutralisé, l’image devient imagerie, elle convoie essentiellement une information scientifique, non plus une connaissance, un savoir, une émotion. Cette ouverture de l’exposition annonce les questionnements à venir de la deuxième exposition, prévue pour 2019.

Arthur Dayras

 

Saisir le photographique
7 octobre 2017 au 7 janvier 2018
S.M.A.K.
Jan Hoetplein 1
9000 Gand
Belgique

http://smak.be/

 

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