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Les églises mobiles d’Anton Roland Laub

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Bucarest, années 1980. Depuis quelques années, Ceausescu applique son programme de « systématisation » à la capitale roumaine : un tiers du centre historique est rasé pour faire place à des édifices imposants, de larges avenues sont tracées à la gloire du régime. Malgré un acharnement particulier contre les églises, sept d’entre elles sont épargnées et subissent un traitement aussi extraordinaire qu’absurde : soulevées, placées sur rails, elles sont déplacées puis masquées par des blocs d’habitation. Soustraites du paysage urbain, elles poursuivent aujourd’hui leur vie secrète dans un entrelacement architectural à l’image de la ville. Associant prises de vue récentes et matériau d’archives, Mobile Churches du photographe roumain Anton Roland Laub révèle un chapitre fascinant bien que méconnue de l’histoire européenne récente. 

Entamé en 2013, réalisé sur plusieurs années, cette série prend source dans l’expérience personnelle de Laub, qui a lui-même été témoin, enfant, de la métamorphose complète de sa ville natale, Bucarest, sous la dictature de Ceauşescu. Ce dernier a rasé un tiers du centre-ville historique au début des années 1980, pour le remplacer par un gigantesque palais et d’immenses avenues rectilignes. Laub raconte qu’au retour de l’école, sa mère lui faisait faire des détours pour voir où en étaient les démolitions. C’est une histoire qui, évidemment, l’a fortement marqué. En 2000, Laub s’est installé en Allemagne où il a étudié la photographie. Mais les stigmates du régime de Ceauşescu, notamment sur l’espace urbain, restent l’une de ses préoccupations premières.

Sous cette politique dite de « systématisation », plusieurs milliers d’édifices ont été détruits, parmi lesquels une vingtaine d’églises. De façon surprenante, sept églises ont été épargnées, sans doute sous la pression de leurs prêtres et de leurs paroissiens, et parce qu’un ingénieur du nom d’Eugeniu Iordăchescu a proposé une solution technique, consistant à les soulever par des vérins et les translater sur des rails. Relocalisées, elles ont ensuite été dissimulées par des rideaux d’immeubles de style stalinien. Même si elles ont ainsi échappé à la destruction, ces déplacements constituent, d’un point de vue urbanistique, une véritable hérésie – déplacer un monument, ce n’est pas nécessairement le sauver dès lors qu’il y a distorsion du lien que le bâtiment entretient avec son environnement.

Les photographies des sept églises déplacées sont issues d’un processus d’identification et de localisation qui n’a pas toujours été aisé : il n’existe aucun inventaire officiel, la systématisation et ses effets n’ont pas l’objet d’archives structurées. Les rues ne sont évidemment plus les mêmes puisque des quartiers entiers ont été rasés, et les églises elles-mêmes ont parfois changé de nom. Une fois les recherches effectuées, il s’est agi pour Laub de redonner une visibilité à ces églises. Celles-ci, aujourd’hui situées dans des arrière-cours étroites, envahies de voitures, sont souvent difficiles à photographier dans leur intégrité, par manque de recul disponible. Pour certaines de ses prises de vue, Anton a réalisé deux images qu’il a ensuite réunies numériquement. Pour d’autres, il a choisi de justement mettre en avant la juxtaposition aberrante des églises avec leur nouveau voisinage. Cette histoire porte en elle une dimension tragique – on parle de la plus grande destruction européenne en temps de paix, qui a nécessité des moyens que l’on imagine extravagants alors même que la population mourrait de faim – mais aussi une absurdité totale, d’autant plus frappante quand on sait que l’une des églises a été déplacée de 14 mètres seulement, ou qu’une autre s’est retrouvée surplombée par les services secrets roumains…

Mobile Churches se présente à la fois sous forme d’exposition et de livre, paru en édition trilingue chez Kehrer Verlag. Dans les deux cas, l’idée a été d’associer les photographies d’Anton Roland Laub, montrant la situation actuelle des églises et les façades qui les occultent, et des documents historiques : images d’archives et schémas techniques détaillant le processus de translation. Aux sept chapitres correspondant aux églises a été ajouté un huitième volet consacré à la Grande Synagogue de Bucarest, qui n’a pas été déplacée mais enserrée par des barres d’immeubles en forme de U – une façon de montrer que les autres communautés religieuses ont aussi été touchées. Dans le cadre du festival Photo Saint-Germain, ces images accueillies par l’église Saint-Germain-des-Prés. Présenter des photographies dans un tel lieu, chargé d’histoire et de symboles, est une vraie gageure. Avec le scénographe Cyril Delhomme a été pris le parti de réaliser des tirages sur plexiglas rétro-éclairés, qui évoquent des vitraux et font vibrer ces églises orthodoxes, un peu à la façon des icônes qu’elles abritent.

Sonia Voss

Sonia Voss est auteure et commissaire d’exposition. Elle vit et travaille à Paris et Berlin.

 

 

Anton Roland Laub, Mobile Churches
3-19 novembre 2017
Dans le cadre du festival Photo Saint-Germain
Église Saint-Germain-des-Prés
3 Place Saint-Germain des Prés
75006 Paris
France

http://www.photosaintgermain.com/parcours/eglise-saint-germain-des-pres

Livre publié par Kehrer Verlag, 29€

https://www.kehrerverlag.com/en/anton-roland-laub-mobile-churches?___from_store=de

 

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