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Automobile et photographie, une histoire à deux

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Beau duo fêté par la Fondation Cartier, à Paris, qui mêle la voiture aux clichés des plus grands photographes. Une histoire parallèle avec d’innombrables passerelles qui nous conduit du fantasme de l’objet à ses conséquences sur les sociétés humaines et la planète. 

La courbe des berlines forme un dessin ondulé sur lequel nos yeux peuvent rêver en toute liberté, qu’ils se prennent à caresser avec l’émerveillement d’un enfant. La série Snow and Car de Yasuhiro Ishimoto, qui ouvre l’une des parties de l’exposition, suscite l’étrange plaisir qui vient parfois devant la contemplation d’une automobile. Sans doute ici est-il même renforcé par les petits tapis de neiges qui recouvrent les voitures dans ces rues de Chicago – entre 1948 et 1952 – et soulignent leurs squelettes sortis tout droit de l’imagination humaine ? Le regardeur découvre l’architecture si particulière de l’objet automobile : entre jantes et portières, carrosserie luisante et miroir des rétroviseurs, vitres qui donnent d’étonnants reflets et roues qui formulent la promesse d’un voyage.

Telle est l’une des entrées de lecture possible d’Autophoto, cette extraordinaire exposition conçue par l’éditeur d’art Xavier Barral et le photographe Philippe Séclier. Les deux compères ont rassemblé pas moins de 450 œuvres du début du XXe siècle à nos jours sur le thème de l’automobile. Ils ont déniché autant de petites perles que de grands trésors placés dans une scénographie parfaitement pensée – qui reproduit le dessin d’un circuit automobile. « C’est la première exposition au monde sur ce thème et je suis content qu’elle ait lieu ici parce que l’automobile et la photographie sont toutes les deux nées en France », nous rappelle Xavier Barral. Il est vrai que Nicéphore Niépce, l’inventeur de la photographie, est aussi l’inventeur du premier moteur à combustion interne, d’où le rapprochement quasi évident entre l’appareil photo et la voiture. « L’histoire de l’automobile, c’est l’histoire de la photographie », insiste de son côté le photographe Bernard Plossu, « ça va ensemble, c’est né en même temps ! ».

Objet photographique par excellence

Objet qui fascine et fait fantasmer, l’automobile est devenue naturellement un objet photographique par excellence. William Eggleston – qui s’est rendu au vernissage – la montre sous des angles variés aux couleurs tranchantes dans les années 70 : le toit d’une Cadillac verte qui perce le ciel bleu du Nouveau Mexique, une jeune femme qui sirote à la paille le gobelet d’un fast food à l’avant d’une auto rouge au toit blanc, une Ford Torino prise devant la publicité qui en vante la solidité. Devenues les parangons d’un temps révolu, ces voitures paraissent être de simples jouets avec leurs carrosseries éclatantes. Eggleston les magnifie en icône de mode, mais d’une mode passée où l’automobile allait avec un certain mode de vie : on y mangeait un burger tout en regardant un western avant de s’embrasser.

L’objet faisait alors la fierté de ses propriétaires. Sylvie Meunier et Patrick Tourneboeuf ont collecté 196 tirages argentiques d’anonymes qui prennent la pose devant leurs voitures aux Etats-Unis dans une série qu’ils ont intitulée American Dream. Semblables poses aussi sur des clichés de Seydou Keïta et de Malick Sidibé en Afrique. On y voit la joie du possédant et l’espèce de complicité qui lie le conducteur à sa monture, comme si sa voiture était bien la plus belle qui existe sur terre et que le photographe s’amuse à souligner.

D’autres préfèrent attraper les stars qui s’y logent, comme Edward Quinn qui fait le portrait de Françoise Sagan à bord d’une Jaguar ou encore celui de Jane Fonda et d’Alain Delon ensemble dans une Ferrari.

D’autres célèbrent la vitesse de l’engin. Le 26 juin 1912, Jacques Henri Lartigue immortalise une Delga en pleine course au Grand Prix de l’Automobile Club de France à Dieppe. Il en fait une saisissante photographie où, pris dans la vitesse, la piste penche et les spectateurs semblent à la renverse, littéralement tordus par le passage de l’auto. Man Ray s’offre le plaisir de saisir la voiture de course menée par Francis Picabia en 1924 et va encore plus loin dans l’effet de mouvement qui tord le décor alentour. En 1982, le photographe Bernard Asset est, quant à lui, monté à l’arrière de la formule 1 d’Alain Prost tandis que ce dernier s’entraine sur une piste. En est sortie notamment une photographie où s’ouvre devant nous le dédale de la route qui disparaît à l’horizon, le casque du pilote au pied du photographe et cette impression de vitesse qui émane d’une image presque floue, prise à l’obturation limite pour que subsiste les figures sans perdre le sentiment de la course.

Sur la route

A cet objet célébré par la photographie, répond la photographie qui sublime la présence de l’automobile. Germaine Krull est séduite par les embouteillages Place de l’Etoile et Avenue de la Grande Armée à Paris en 1926. Brassaï regarde les feux des voitures qui se mêlent aux lumières de la ville Place de l’Opéra ou sur les Grands Boulevards entre 1934 et 1935. Doisneau fait pour sa part danser l’engin avec deux photographies passionnantes où il semble avoir joué avec un temps d’obturation très long : le passage d’une voiture rendu presque flou avec la vitesse et d’incroyables cercles lumineux qu’une autre laisse en passant dans la nuit avec ses phares.

Nouveaux paysages qui surviennent avec l’automobile, mais aussi nouveaux tableaux pour les amateurs de paysages. Avec la voiture, il y a toute une révolution culturelle. Il y a la Beat Generation, Jack Kerouac, Sur la route. En photographie, Robert Frank immortalise ce désir du bitume à perte de vue avec sa célèbre série The Americans, avant que d’autres ne suivent son chemin. Il y a Fe français Bernard Plossu qui se promène sur les routes du Mexique en 1966. Il y a l’Américain John Divola qui prend son chien en train de courir dans le désert américain tandis qu’il est au volant. Il y a le Japonais Daido Moriyama qui se balade sur l’île d’Okinawa. Tous réalisent des portraits fugaces où s’enchevêtrent des rencontres entre passagers et paysages des routes, où se mêle l’excitation du voyageur à la dureté de l’asphalte.

Avec l’automobile, un nouveau cadre apparaît : celui de la portière qui borde le cadre naturel et en ajoute un nouveau. Lee Friedlander en fait sa marque de fabrique. Dans sa série America by car, il l’utilise quand il photographie l’extérieur qui passe sous son pare-brise : le monde des aires d’autoroutes, des bords de nationales, des centres commerciaux qui jalonnent les périphéries des métropoles. Le mexicain Oscar Fernando Gomez utilise le même procédé. Chauffeur de taxi, il saisit ce qui passe sous la fenêtre de sa voiture dans les zones les plus pauvres de l’Etat de Nuevo Léon, là où il a vécu pendant son enfance, « réalisant en quelque sorte un autoportrait », comme il l’écrit. En surgissent d’étonnants clichés de la vie de cette région indigente du Mexique : ici une vache, là un cimetière de pneus, là un jeune en train de faire un graffiti sur un mur. La voiture devient le mirador privilégié du photographe à la Taxi Driver de Scorcese et lui offre des tableaux qu’il ne pourrait peut-être pas saisir sans elle.

Paysages

Mais l’automobile ne se contente pas d’être le chariot favori des photographes. Elle est aussi la faiseuse des mondes d’aujourd’hui, la créatrice des zones urbaines où un bal de voitures peuple d’immenses bretelles d’autoroutes. Edward Burtynsky immortalise l’une de celles qui bordent Shanghaï en Chine alors qu’en face sont exposés les clichés de Robert Adams qui dénonce l’arrivée des routes et autoroutes ainsi que des lotissements bon marché au Colorado dans les années 1970. Des images qui inquiètent, font peur, nous hantent par l’aspect titanesque et pérenne de ces bâtiments destinés aux engins motorisés qui annoncent désordre, bruits et pollution.

Parfois, cependant, ces constructions sont matières à rêverie. Hans-Christian Schink sublime la passerelle d’autoroute dans un cliché à la lumière soigné qui souligne les dimensions colossales de son architecture. Un peu plus loin, les photographies de Ray K. Metzker insistent sur la symétrie magnifique des berlines garées dans les parkings de Philadelphie avec ses noirs et blancs prononcés. Walker Evans contemple, quant à lui, ce qui passe juste à ses pieds : le marquage au sol. Dans une série de Polaroids des années 1970, il prend flèches, bandes entrecoupées, passages piéton pour en faire le kaléidoscope élégant d’une nouvelle empreinte urbaine.

Impact social

En plus du bouleversement qu’elle génère sur le paysage, la voiture provoque aussi des ruptures et des nouvelles habitudes dans les modes de vie des hommes. A la Fondation Cartier, une grande partie de l’espace au sous-sol parcourt ce thème. Vue d’abord comme un corps – presque organique – l’automobile est décortiquée sous l’œil de Robert Frank quand il pénètre dans une usine Ford en 1955 à Détroit alors que des employés cisaillent, coupent et soudent des fragments de la machine. Au début des années 2000, la photographe Valérie Belin réalise, quant à elle, des gros plans de moteurs dans des mises en scènes à la lumière soignée et qui font dire aux commissaires que l’engin ressemble ainsi à un cœur humain.

L’automobile charrie alors son lot d’histoires : il y a ces Britanniques interrogés par Martin Parr qui racontent comment ils se servent de leurs Volvo ou comment ils détestent le comportement des autres automobilistes, il y a ces adolescents suédois qui s’amusent à rafistoler de vieilles bagnoles puis à jouer à monter sur le capot pendant qu’elles roulent dans les photographies de Martin Borgen, il y a le surgissement soudain d’un camion bardés d’hommes au beau milieu du désert tchadien où erre Raymond Depardon, il y a le baiser qu’échangent des couples sur les clichés d’Elliott Ewitt et de Bruce Davidson, il y a les mariés qui font une photographie traditionnelle à bord d’une automobile au Brésil juste après avoir prononcés leurs vœux et que Rozângela Renno a rassemblé sur un mur. Parfois, des histoires plus sombres aussi : Alejandro Cartagena a pris des pick-up vu d’en haut, sur un pont, à l’arrière desquels on découvre des travailleurs précaires les uns sur les autres allant sur des chantiers au Mexique ; Justine Kurland saisit des portraits de marginaux aux Etats-Unis alors qu’elle voyage avec son fils à bord d’une voiture ; Mary Ellen Mark montre des familles dormant dans des voitures. Oscar Monzon insiste quant à lui sur le moyen de prédation que constitue parfois l’automobile dans sa série Karma quand Kurt Caviezel se fait lui-même prédateur en attrapant à la dérobée l’entre-jambe des passagères dans sa série Red Light.

Plus violent encore dans le registre de la réduction de l’être à un objet est cette série de Jacqueline Hassink. Pendant six ans, elle a photographié dans les salons automobiles de sept villes sur trois continents les car girls – ces hôtesses qui posent à côté des voitures. Paris, Tokyo, New York… Le marchand tente d’augmenter le fantasme du client en mêlant à l’objet automobile un objet sexuel. Prise à la dérobée, dans le travail de Jacqueline Hassink, les Car Girls retrouvent leur humanité : on y voit des jeunes femmes égarées qui essayent de séduire dans des sourires figés et qui sonnent résolument faux.

Accidents, casse, vestige et recyclage

A côté des berlines de luxe vendues dans les salons automobiles, apparaissent l’autre volet inséparable de la machine : ses casses et ses cimetières. Le policier suisse Arnold Odermatt s’est fait une spécialité de prendre avec une précision quasi-chirurgicale les scènes d’accidents de voitures. Nous voyons avec clarté le crissement des pneus avant le choc frontal, la convulsion de la carrosserie dans l’impact, les blessures infligées à l’objet. Viennent alors les épaves qui s’échouent dans les déchetteries. Ce sont les « paysages de verres », comme les nomment Eric Aupol dans ses photographies et qui sont des masses informes de pare-brise tordus dans tous les sens. Ce sont ces vieilles Citroën à traction disparaissant sous le lierre des forêts prises par Peter Lippmann.

Le photographe japonais Hiroshi Sugimoto va plus loin encore dans la mise à mort de l’engin. Alors qu’il se promène sur une plage en Nouvelle-Zélande en 1990, il découvre toutes sortes d’objets bizarres. Il se rend compte qu’il s’agit de pièces d’automobiles construites dans les années 1960 et qu’on avait dû abandonner peu de temps après au bord de la mer. Rongés par les vagues, ces voitures ont fondu en morceaux étranges, en forme de vestige d’une civilisation passée. Comme l’écrit Sugimoto : « Quand les choses dotées de formes se désagrègent, elles sont à la fois horribles et belles à voir. Et le temps hâte cette désagrégation. De même, il ne faut pas si longtemps pour qu’une civilisation se décompose. Ce symbole de la civilisation moderne qu’est l’automobile se dissout et disparaît, et cela, en seulement quelques décennies ». Le photographe tire de ces « objets bizarres » des toiles en noir-et-blanc où le regard peut se perdre sur des formes abstraites qui évoquent tout autant l’ustensile de cuisine que l’outil du jardinier, en trouvaille d’archéologue dans le sable du rivage.

Sur le mur d’en face, la Fondation Cartier nous offre l’espace d’un espoir, d’une respiration. Melle Smets et Joost van Onna sont allés au Ghana avec le projet de construire une voiture entièrement recyclée à partir des pièces des automobiles occidentales. En quelques mois, ils ont construit avec l’aide des habitants d’un quartier défavorisés du pays, la Turtle 1. La « voiture tortue » qui avance « lentement, mais sûrement » et que le roi du Ghana ira jusqu’à tester lui-même – en consécration absolue dans le pays – dans les propres jardins de son palais.

Eternelle matière à rêves

Que ce soit pour le roi du Ghana ou pour le simple visiteur que nous sommes, l’automobile conserve la force de nous faire rêver. Une salle dans l’exposition insiste particulièrement sur ce point. Dans une certaine opacité, nous découvrons les clichés de l’écrivain suisse Ella Maillart alors qu’elle explore l’Asie à bord de sa Ford dans les années 1930, bientôt suivi par l’explorateur Nicolas Bouvier. Il y a ici le goût de l’aventure dont l’automobile se fait la fidèle complice – sinon même l’amante – et qui promet de nouveaux rêves, de nouvelles envies de découvertes. Au milieu de l’espace, juste à côté, il y a aussi cette pépite. Xavier Barral confie qu’elle est présentée pour la première fois au public : des plaques stéréoscopiques qui proviennent d’une mission d’exploration des routes de chaque continent effectué par le constructeur de pneu Michelin en 1930. Présentée ainsi, toute petite et éclairée par en-dessous, chaque plaque est une matière illimitée pour l’imaginaire : un chemin cabossé au coin de la Chine, une mare de nids-de-poule en Argentine, une piste ensablée au beau milieu de l’Afrique. Tout est vide et sauvage. A cette époque, la planète n’était pas encore recouverte de routes et l’automobile était seulement à l’aube de son effarante conquête du monde et de l’homme. Ainsi que l’était, aussi, la photographie.

Jean-Baptiste Gauvin

Jean-Baptiste Gauvin est un journaliste, auteur et metteur en scène qui vit et travaille à Paris.

Autophoto
Du 20 avril au 24 septembre 2017
Fondation Cartier pour l’art contemporain
261, boulevard Raspail
75014 Paris
France

https://www.fondationcartier.com/

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