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Moscou Photobiennale 2014

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Dmitri Lukianov, jeune photographe de l’école de Rodtchenko, consacre l’une de ses premières séances de prise de vue au wrestling. Les body-builders au corps musclé portant des masques terrifiants ne manquent pas de rendre flagrant le contraste entre leur aspect et le lieu où se déroule le combat — le palais de la culture (ou DK) moscovite L’Avant-garde. C’est l’intérêt du photographe pour ce phénomène paradoxal qui est à l’origine de son nouveau projet photographique DKdense.

La visite des Palais de la culture des régions éloignées de Moscou lui font prendre conscience de la logique de ce phénomène devenu depuis quelque temps la norme générale. Après avoir cessé d’être les porteurs de l’idéolgie étatique, les DK ont été en grande partie privés du soutien financier de l’Etat. Voilà pourquoi les manifestations  qui « rapportent », comme les expositions de fourrures ou de pierres semi-précieuses, ainsi que la mise en location des salles deviennent les sujets principaux de la chronique « culturelle ». C’est l’air tragique et absent que ce maître de danse montre le costume qu’il a fait de ses propres mains. Un projectionniste plein de fierté se tient bien droit au milieu du tas de boîtes de bobines de films devenues inutiles. Un chef d’orchestre s’est immobilisé sur fond de murs couverts de moisissure.
    
L’auteur construit son image avec une précision géométrique (ce qui n’est pas étonnant vu sa formation de physicien et mathématicien). D’une part, cela donne un caractère linéaire à la narration visuelle. D’autre part, grâce à l’unité coloristique de l’image naît un contraste inattendu entre les réalités plutôt négatives du DK et leur aspect « décoratif ». Le monde des objets se prête bien à ce procédé. Notons que dans cet espace irréel, les  natures « mortes » s’animent. On le sent surtout sur l’image avec les instruments de musique et les pupitres. Les costumes à l’arrière plan qu’on a préparés pour l’intervention remplacent parfaitement les véritables exécutants (il s’avère en effet que l’orchestre ne se réunit que rarement).
    
La raison de cette situation peu réjouissante, il faut aller la chercher en 1923 lorsqu’on substitua à l’excellente idée de porter la culture aux masses populaires celle de leur apporter l’idéologie du moment. Les clubs ouvriers (c’est le nom qui fut donné aux palais/maisons de la culture) se devaient d’être avant tout des lieux de propagande de masse du nouveau régime, et les activités artistiques des groupes d’amateurs devaient uniquement en démontrer la perfection et se substituer pleinement au rôle qui revenait jusque-là à l’église. Ces différentes applications s’usèrent l’une après l’autre. Vers 1930, les « Autels des Sans-Dieu militants » ont commencé à disparaître des clubs ouvriers. Au même moment, nombre de clubs ouvriers reprirent le nom de DK (Palais de la culture), soulignant par là même le rôle exclusivement culturel de l’établissement. Après 1991, avec la disparition de la dernière « mission », celle de présenter un répertoire obligatoirement communiste, on aurait pu s’attendre  à ce que les DK connaissent un regain de popularité auprès du public.
    
Cependant il en fut tout autrement. Se rappelant parfaitement que les services gratuits « pour tous », nivelant les gens, n’ont jamais répondu aux aspirations personnelles, les parents préfèrent pour leurs enfants comme pour eux-mêmes obtenir des garanties de qualité en déliant leur bourse et choisissent les studios privés. Le manque de popularité des activités artistiques municipales provient encore du fait que l’accent ait été déplacé du moral au matériel. La réponse à la question de comment occuper ses loisirs revient aujourd’hui soit à chercher un moyen de gagner un peu d’argent en plus du salaire, soit à passer son temps passivement à une occupation qui exige un minimum d’effort intellectuel et un maximum de dépenses : faire du shopping, aller au bar, se payer une soirée artistique sur le Net.
    
A ce propos, n’oublions pas que les Palais de la culture eurent pour prototype en 1919 l’idée de la création de « Temples de la communication du peuple ». Lorsque la communication entre les gens cessa d’être une obligation, les Maisons de la culture prouvèrent leur impuissance à contrer l’atomisation toujours grandissante de la société actuelle (l’Internet n’étant rien d’autre que le catalyseur de ce processus). De nos jours, l’espace social a pour « plafond » non pas un panneau illustrant la construction du communisme par des efforts communs, mais les voûtes des centres commerciaux sous lesquelles sont rassemblés les éléments les plus disparates de la société.   

Si les décors architecturaux des Palais de la culture tiennent encore hardiment tête à la poussée capitaliste de notre temps, l’idée même de la culture universelle, après avoir subi une suite de métamorphoses, a prouvé son caractère utopique et tombe progressivement en ruine. Elle espère probablement, comme toutes les ruines, mériter le statut honorifique d’ « héritage culturel ».

Irina Kotcherguina

EXPOSITION
Palace of Culture
Dmitry Lukianov
Jusqu’au 4 mai 2014
Commissaire d’exposition: Nina Levitina
Zurab Tsereteli Art Gallery
Prechistenka, 21
Moscow
Russia

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